Article extrait du Monde Diplomatique d'Août 2006
Par Pierre Lazuly
Auteur, sur Internet, des Chroniques du menteur et animateur du portail Rezo.net.
Un ingénieur hongrois, Johann Wolfgang von Kempelen, fit sensation en Europe quand il présenta, en 1769, l’automate le plus sophistiqué de l’époque : une marionnette joueur d’échecs. Surnommé le « Turc mécanique », l’automate avait en effet l’apparence d’un pantin de taille humaine, moustachu et enturbanné, assis derrière un gros buffet. Lorsqu’on ouvrait celui-ci, apparaissait un subtil système de tiges, de tringles et de roues dentées : une mécanique qu’il fallait régulièrement remonter à l’aide d’une longue clef mais qui, selon les dires de son inventeur, dotait l’automate d’une intelligence artificielle lui permettant de défier la plupart des humains.
De fait, le « Turc » jouait bien. Durant son périple à travers l’Europe, il remporta la plupart des parties auxquelles il participa : il battit notamment Benjamin Franklin à Paris et l’empereur Napoléon Ier à Schönbrunn, durant la campagne de Wagram.
Mais il s’agissait d’une supercherie : derrière les rouages placés en premier plan, le buffet comportait surtout un compartiment secret dans lequel se dissimulait un vrai maître d’échecs. Par un jeu de miroirs, celui-ci observait les pièces et dirigeait les mouvements de l’automate. Si le « Turc mécanique » jouait si bien, c’était seulement grâce au talent de ce joueur caché ; l’intelligence artificielle n’était pas encore née.
Il fallut attendre encore deux siècles pour voir, en 1997, le champion d’échecs Garry Kasparov perdre contre un vrai automate. Cette fois, pas de tricherie : l’ordinateur Deep Blue d’IBM devenait la première machine à vaincre un champion mondial d’échecs en titre dans les contraintes temporelles d’un tournoi classique. On pouvait alors penser que, bientôt, pour un bon nombre d’activités intellectuelles, la matière grise ne serait plus vraiment requise.
Et pourtant, contre toute attente, le « Turc mécanique » avait encore de beaux jours devant lui... remis à l’honneur, en novembre 2005, par le leader mondial du commerce électronique Amazon, sous le nom d’« Amazon Mechanical Turk » ou MTurk (1). Cette fois, il ne s’agit plus de jouer aux échecs mais, d’une façon générale, de coordonner un recours à l’intelligence humaine pour réaliser des tâches que les ordinateurs ne savent pas – ou savent mal – exécuter. « Les humains surpassent encore de beaucoup les plus puissantes machines lorsqu’il s’agit de remplir des tâches simples comme identifier des objets sur des photographies – quelque chose que les enfants savent faire avant même de savoir parler », constate Amazon.
A l’origine, l’entreprise souhaitait simplement utiliser le cerveau de ses clients pour répondre à ses besoins propres : choisir la meilleure photographie pour une vitrine, rédiger des descriptifs de produits, identifier les interprètes d’un morceau musical... Des opérations difficilement automatisables, mais que des millions d’internautes sont prêts à réaliser pour une somme modique, voire pour de simples bons d’achat à valoir sur le site de commerce électronique.
Très vite, Amazon comprend que son MTurk peut avoir des applications colossales. Elle en fait un service à part entière, MTurk.com, et lui donne un statut de filiale. Bien au-delà de son objectif initial, le MTurk est en effet un service général, capable de distribuer n’importe quelle activité intellectuelle dans le monde entier : toute personne peut confier une mission au nouveau « Turc », en définissant librement sa rétribution, et toute personne « disposant d’un ordinateur relié à Internet et âgée de plus de 18 ans » peut demander à la réaliser. Amazon se rétribue en prélevant sur les transactions une commission de 10 %.
Dès la création du service, des milliers d’internautes se précipitent sur le site, séduits par l’idée de gagner de l’argent si facilement... Ils déchantent vite : la « récompense » pour une « tâche d’intelligence humaine » est souvent exprimée en centimes de dollar...
Aucune rétribution pour certaines tâches
C’est même la somme de un centime qui est la récompense la plus fréquente pour les tâches soumises par Amazon : « Quels sont les trois meilleurs albums de Metallica ? » ou « Quels sont les trois meilleurs pubs irlandais de Seattle ? » Vous pouvez espérer jusqu’à deux centimes si vous parvenez à indiquer le meilleur endroit pour faire effectuer une vidange automobile à New York, que vous soyez un fin connaisseur de la ville ou que vous ayez trouvé une réponse crédible en interrogeant un moteur de recherche depuis n’importe où.
Les applications dérivées du « Turc mécanique » ne rapportent guère plus. La start-up Casting Words, par exemple, met à profit le service d’Amazon pour offrir une « transcription automatique utilisant des transcripteurs humains (sic) » à un coût deux fois moins élevé que les services commerciaux classiques : quarante-deux centimes de dollar la minute à retranscrire (2). Malgré l’ingratitude de la besogne et sa rétribution dérisoire, la start-up trouve toujours suffisamment de petites mains pour télécharger les fichiers sonores et fournir en retour – « la plupart du temps, dans les vingt-quatre heures » – leur retranscription.
Plus étonnant : pour certaines tâches, il n’est même pas nécessaire de prévoir une rétribution. C’est le cas notamment pour Google Answers, un système similaire dans lequel des internautes volontaires répondent aux questions posées par d’autres bénévolement. Comme travaillent déjà gratuitement, au fond, les développeurs de logiciels libres ou les rédacteurs de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. L’intéressement financier n’est nécessaire que pour le travail qu’aucun bénévole ne consentirait librement à fournir.
Qui sont ces travailleurs de l’ombre ? Selon Amazon, des personnes qui souhaitent « gagner de l’argent pendant leur temps libre » et trouvent sur MTurk des activités d’appoint qu’elles peuvent réaliser où et quand elles le souhaitent. En apparence, une sorte de no man’s land juridique où le travail n’en est pas tout à fait un (les « récompenses » n’étant pas de véritables rémunérations) et où aucun contrat n’a besoin d’être signé entre les « demandeurs » (proposant des tâches) et les « fournisseurs » (les internautes qui s’offrent pour les remplir et qui ne seront payés que si le demandeur est satisfait).
Pourtant, dans d’interminables « conditions d’utilisation du service » (vingt pages à accepter sans réserves), Amazon montre une parfaite connaissance de ses obligations légales : derrière le concept fumeux d’« intelligence artificielle artificielle (sic) (3) », c’est bien de travail humain qu’il s’agit. La société avertit les « fournisseurs » qu’ils doivent se conformer à la législation du travail, notamment aux obligations d’inscription auxquelles sont tenus les travailleurs indépendants et au volume maximal de travail autorisé.
Elle précise en outre que l’utilisation du service ne constitue en rien une relation employeur/employé, ni avec les « demandeurs » ni avec Amazon, et que les « fournisseurs » ne peuvent en aucun cas bénéficier des avantages que les « demandeurs » ou Amazon accordent à leurs employés – congés payés, assurance-maladie ou droits à la retraite.
Pour le chroniqueur informatique David L. Margulius, qui a expérimenté cette nouvelle forme de « travail à la pièce » et estimé son salaire horaire maximal à 3,60 dollars (2,85 euros) (le salaire minimum fédéral, aux Etats-Unis, inchangé depuis neuf ans et que le Congrès vient de refuser de revaloriser, est de 5,15 dollars l’heure), il s’agirait en réalité d’une nouvelle forme de délocalisation qui ne dit pas son nom. « Ce qui me fascine – à part la créativité affichée ici et le fait qu’il s’agit, techniquement, d’un salaire inférieur au minimum garanti – c’est qu’Amazon a trouvé le moyen de pousser la tendance à la délocalisation (offshoring) jusqu’à son extrême, ce que j’appellerais le “Webshoring”. On ne se soucie même plus de savoir dans quel pays le travailleur se trouve, du moment que le travail est fait et qu’il n’y a pas de surcoût de management (4). »
Les jeux vidéo en réseau sont une excellente illustration de ce phénomène. Dans le plus célèbre d’entre eux, World of Warcraft (édité par une filiale de Vivendi, Blizzard Entertainment), le joueur, connecté en permanence, évolue dans un monde virtuel où il rencontre les autres joueurs et interagit avec eux (dialogues, commerce, combats).
Toutefois, il doit passer une dizaine de jours à temps plein pour récolter des armes, de l’argent, etc., afin que son personnage accède aux niveaux les plus élevés. Alors, seulement, le jeu révèle tout son intérêt. Dorénavant, pourquoi attendre ?
Grâce à des places de marché électroniques, comparables au MTurk, l’internaute aisé pourra, pour quelques dizaines de dollars, acheter des personnages déjà bien « avancés ». A l’autre bout, un jeune Chinois explique : « Douze heures par jour, sept jours par semaine, mes collègues et moi tuons des monstres. Je gagne environ deux cent cinquante dollars par mois, ce qui est sacrément bien comparé à mes précédents emplois. Et je peux jouer toute la journée. »
Certains estiment à cent mille le nombre de Chinois travaillant ainsi, à temps plein, à passer des niveaux que d’autres rechignent à jouer (5). L’acheteur, lui, ne saura jamais qui se dissimulait dans le buffet.
Des logiciels de traduction
Pourtant, il est parfois nécessaire de connaître les compétences de ces mystérieux humains cachés : ce peut être un champion, un Bobby Fischer... comme un piètre joueur d’échecs, discréditant l’automate. Aussi, à mesure que les travaux à distribuer concernent des activités plus qualifiées, les exigences se durcissent. Tests de qualification, historique des travaux effectués... et toujours la possibilité pour le « demandeur » de refuser un travail effectué s’il n’en est pas satisfait – ce qui influe négativement sur la « réputation », chiffrée, du « fournisseur ».
Dans ce domaine, cependant, le MTurk d’Amazon affiche un retard important. C’est peut-être l’endroit rêvé pour réaliser des sondages, mais, pour les travaux qualifiés, les employeurs préfèrent se tourner vers des places de marché spécialisées. « Vous pouvez consulter en ligne le CV et la réputation de chaque enchérisseur, et lorsque vous avez pris votre décision, vous pouvez louer les services de votre développeur expert en quelques clics seulement ! », propose, par exemple, Rentacoder.com, un site où, pour décrocher votre projet, rivaliseront notamment des informaticiens russes, indiens et pakistanais.
Plus généraliste, elance.com propose les services de graphistes, rédacteurs, concepteurs de sites Web, traducteurs, juristes, et totalise déjà cent mille utilisateurs et quatre-vingt-dix millions de dollars de projets signés. « Comme les professionnels sont en compétition pour remporter votre projet, vous obtenez le meilleur prix possible, explique le site, qui poursuit, elliptique : Il est fréquent d’économiser plus de 60 % par rapport aux contrats locaux. » Du « Webshoring », là encore : une indifférence absolue quant à votre situation géographique et à ce que ce « meilleur prix possible » peut y représenter. « Le travail est une marchandise et, comme telle, un objet de commerce. Lorsqu’une marchandise est portée sur le marché, la nécessité que le prix s’élève ne dépend pas du vendeur, mais de l’acheteur, notait déjà le philosophe conservateur britannique Edmund Burke en 1795. L’impossibilité de la subsistance de l’homme qui apporte son travail au marché est complètement hors sujet, selon cette manière de voir les choses (6). »
Dans le monde de la traduction, c’est un logiciel qui s’impose : Trados. Capable de reconnaître les expressions déjà traduites et de répercuter partout les mêmes traductions, l’outil promet de « garantir la cohérence de la langue, tout en réalisant plus vite le travail ». Il permet surtout de ne payer les traducteurs qu’au nombre de mots... différents. Sur la place de marché TranslationZone, ne sont ainsi autorisés à prendre part à l’« écosystème global » que les traducteurs utilisant le logiciel Trados (sept cents euros) et ayant passé avec succès des examens de certification (de cinquante à trois cents euros).
MTurk s’engage dans cette voie, en organisant à son tour des séances de qualification pour la traduction. L’équipe « Von Kempelen » d’Amazon annonce ainsi avoir publié des tests de compétences pour la traduction de l’anglais vers l’espagnol, le français, l’allemand et l’hébreu, encourageant les « turkers » pratiquant couramment ces langues à bien vouloir passer les tests afin de se voir confier à l’avenir « de plus importants travaux ».
« Nous sommes en train de créer un marché électronique du travail et des travailleurs, prophétise Jeff Barr, « évangéliste » des services d’Amazon. Désormais, vous pouvez incorporer de l’intelligence humaine à large échelle dans votre activité. » Après tout, l’être humain est un processeur comme les autres. Et, contrairement à toutes les idées reçues, c’est peut-être lui qui coûte le moins cher...
Pierre Lazuly
Par Pierre Lazuly
Auteur, sur Internet, des Chroniques du menteur et animateur du portail Rezo.net.
Un ingénieur hongrois, Johann Wolfgang von Kempelen, fit sensation en Europe quand il présenta, en 1769, l’automate le plus sophistiqué de l’époque : une marionnette joueur d’échecs. Surnommé le « Turc mécanique », l’automate avait en effet l’apparence d’un pantin de taille humaine, moustachu et enturbanné, assis derrière un gros buffet. Lorsqu’on ouvrait celui-ci, apparaissait un subtil système de tiges, de tringles et de roues dentées : une mécanique qu’il fallait régulièrement remonter à l’aide d’une longue clef mais qui, selon les dires de son inventeur, dotait l’automate d’une intelligence artificielle lui permettant de défier la plupart des humains.
De fait, le « Turc » jouait bien. Durant son périple à travers l’Europe, il remporta la plupart des parties auxquelles il participa : il battit notamment Benjamin Franklin à Paris et l’empereur Napoléon Ier à Schönbrunn, durant la campagne de Wagram.
Mais il s’agissait d’une supercherie : derrière les rouages placés en premier plan, le buffet comportait surtout un compartiment secret dans lequel se dissimulait un vrai maître d’échecs. Par un jeu de miroirs, celui-ci observait les pièces et dirigeait les mouvements de l’automate. Si le « Turc mécanique » jouait si bien, c’était seulement grâce au talent de ce joueur caché ; l’intelligence artificielle n’était pas encore née.
Il fallut attendre encore deux siècles pour voir, en 1997, le champion d’échecs Garry Kasparov perdre contre un vrai automate. Cette fois, pas de tricherie : l’ordinateur Deep Blue d’IBM devenait la première machine à vaincre un champion mondial d’échecs en titre dans les contraintes temporelles d’un tournoi classique. On pouvait alors penser que, bientôt, pour un bon nombre d’activités intellectuelles, la matière grise ne serait plus vraiment requise.
Et pourtant, contre toute attente, le « Turc mécanique » avait encore de beaux jours devant lui... remis à l’honneur, en novembre 2005, par le leader mondial du commerce électronique Amazon, sous le nom d’« Amazon Mechanical Turk » ou MTurk (1). Cette fois, il ne s’agit plus de jouer aux échecs mais, d’une façon générale, de coordonner un recours à l’intelligence humaine pour réaliser des tâches que les ordinateurs ne savent pas – ou savent mal – exécuter. « Les humains surpassent encore de beaucoup les plus puissantes machines lorsqu’il s’agit de remplir des tâches simples comme identifier des objets sur des photographies – quelque chose que les enfants savent faire avant même de savoir parler », constate Amazon.
A l’origine, l’entreprise souhaitait simplement utiliser le cerveau de ses clients pour répondre à ses besoins propres : choisir la meilleure photographie pour une vitrine, rédiger des descriptifs de produits, identifier les interprètes d’un morceau musical... Des opérations difficilement automatisables, mais que des millions d’internautes sont prêts à réaliser pour une somme modique, voire pour de simples bons d’achat à valoir sur le site de commerce électronique.
Très vite, Amazon comprend que son MTurk peut avoir des applications colossales. Elle en fait un service à part entière, MTurk.com, et lui donne un statut de filiale. Bien au-delà de son objectif initial, le MTurk est en effet un service général, capable de distribuer n’importe quelle activité intellectuelle dans le monde entier : toute personne peut confier une mission au nouveau « Turc », en définissant librement sa rétribution, et toute personne « disposant d’un ordinateur relié à Internet et âgée de plus de 18 ans » peut demander à la réaliser. Amazon se rétribue en prélevant sur les transactions une commission de 10 %.
Dès la création du service, des milliers d’internautes se précipitent sur le site, séduits par l’idée de gagner de l’argent si facilement... Ils déchantent vite : la « récompense » pour une « tâche d’intelligence humaine » est souvent exprimée en centimes de dollar...
Aucune rétribution pour certaines tâches
C’est même la somme de un centime qui est la récompense la plus fréquente pour les tâches soumises par Amazon : « Quels sont les trois meilleurs albums de Metallica ? » ou « Quels sont les trois meilleurs pubs irlandais de Seattle ? » Vous pouvez espérer jusqu’à deux centimes si vous parvenez à indiquer le meilleur endroit pour faire effectuer une vidange automobile à New York, que vous soyez un fin connaisseur de la ville ou que vous ayez trouvé une réponse crédible en interrogeant un moteur de recherche depuis n’importe où.
Les applications dérivées du « Turc mécanique » ne rapportent guère plus. La start-up Casting Words, par exemple, met à profit le service d’Amazon pour offrir une « transcription automatique utilisant des transcripteurs humains (sic) » à un coût deux fois moins élevé que les services commerciaux classiques : quarante-deux centimes de dollar la minute à retranscrire (2). Malgré l’ingratitude de la besogne et sa rétribution dérisoire, la start-up trouve toujours suffisamment de petites mains pour télécharger les fichiers sonores et fournir en retour – « la plupart du temps, dans les vingt-quatre heures » – leur retranscription.
Plus étonnant : pour certaines tâches, il n’est même pas nécessaire de prévoir une rétribution. C’est le cas notamment pour Google Answers, un système similaire dans lequel des internautes volontaires répondent aux questions posées par d’autres bénévolement. Comme travaillent déjà gratuitement, au fond, les développeurs de logiciels libres ou les rédacteurs de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. L’intéressement financier n’est nécessaire que pour le travail qu’aucun bénévole ne consentirait librement à fournir.
Qui sont ces travailleurs de l’ombre ? Selon Amazon, des personnes qui souhaitent « gagner de l’argent pendant leur temps libre » et trouvent sur MTurk des activités d’appoint qu’elles peuvent réaliser où et quand elles le souhaitent. En apparence, une sorte de no man’s land juridique où le travail n’en est pas tout à fait un (les « récompenses » n’étant pas de véritables rémunérations) et où aucun contrat n’a besoin d’être signé entre les « demandeurs » (proposant des tâches) et les « fournisseurs » (les internautes qui s’offrent pour les remplir et qui ne seront payés que si le demandeur est satisfait).
Pourtant, dans d’interminables « conditions d’utilisation du service » (vingt pages à accepter sans réserves), Amazon montre une parfaite connaissance de ses obligations légales : derrière le concept fumeux d’« intelligence artificielle artificielle (sic) (3) », c’est bien de travail humain qu’il s’agit. La société avertit les « fournisseurs » qu’ils doivent se conformer à la législation du travail, notamment aux obligations d’inscription auxquelles sont tenus les travailleurs indépendants et au volume maximal de travail autorisé.
Elle précise en outre que l’utilisation du service ne constitue en rien une relation employeur/employé, ni avec les « demandeurs » ni avec Amazon, et que les « fournisseurs » ne peuvent en aucun cas bénéficier des avantages que les « demandeurs » ou Amazon accordent à leurs employés – congés payés, assurance-maladie ou droits à la retraite.
Pour le chroniqueur informatique David L. Margulius, qui a expérimenté cette nouvelle forme de « travail à la pièce » et estimé son salaire horaire maximal à 3,60 dollars (2,85 euros) (le salaire minimum fédéral, aux Etats-Unis, inchangé depuis neuf ans et que le Congrès vient de refuser de revaloriser, est de 5,15 dollars l’heure), il s’agirait en réalité d’une nouvelle forme de délocalisation qui ne dit pas son nom. « Ce qui me fascine – à part la créativité affichée ici et le fait qu’il s’agit, techniquement, d’un salaire inférieur au minimum garanti – c’est qu’Amazon a trouvé le moyen de pousser la tendance à la délocalisation (offshoring) jusqu’à son extrême, ce que j’appellerais le “Webshoring”. On ne se soucie même plus de savoir dans quel pays le travailleur se trouve, du moment que le travail est fait et qu’il n’y a pas de surcoût de management (4). »
Les jeux vidéo en réseau sont une excellente illustration de ce phénomène. Dans le plus célèbre d’entre eux, World of Warcraft (édité par une filiale de Vivendi, Blizzard Entertainment), le joueur, connecté en permanence, évolue dans un monde virtuel où il rencontre les autres joueurs et interagit avec eux (dialogues, commerce, combats).
Toutefois, il doit passer une dizaine de jours à temps plein pour récolter des armes, de l’argent, etc., afin que son personnage accède aux niveaux les plus élevés. Alors, seulement, le jeu révèle tout son intérêt. Dorénavant, pourquoi attendre ?
Grâce à des places de marché électroniques, comparables au MTurk, l’internaute aisé pourra, pour quelques dizaines de dollars, acheter des personnages déjà bien « avancés ». A l’autre bout, un jeune Chinois explique : « Douze heures par jour, sept jours par semaine, mes collègues et moi tuons des monstres. Je gagne environ deux cent cinquante dollars par mois, ce qui est sacrément bien comparé à mes précédents emplois. Et je peux jouer toute la journée. »
Certains estiment à cent mille le nombre de Chinois travaillant ainsi, à temps plein, à passer des niveaux que d’autres rechignent à jouer (5). L’acheteur, lui, ne saura jamais qui se dissimulait dans le buffet.
Des logiciels de traduction
Pourtant, il est parfois nécessaire de connaître les compétences de ces mystérieux humains cachés : ce peut être un champion, un Bobby Fischer... comme un piètre joueur d’échecs, discréditant l’automate. Aussi, à mesure que les travaux à distribuer concernent des activités plus qualifiées, les exigences se durcissent. Tests de qualification, historique des travaux effectués... et toujours la possibilité pour le « demandeur » de refuser un travail effectué s’il n’en est pas satisfait – ce qui influe négativement sur la « réputation », chiffrée, du « fournisseur ».
Dans ce domaine, cependant, le MTurk d’Amazon affiche un retard important. C’est peut-être l’endroit rêvé pour réaliser des sondages, mais, pour les travaux qualifiés, les employeurs préfèrent se tourner vers des places de marché spécialisées. « Vous pouvez consulter en ligne le CV et la réputation de chaque enchérisseur, et lorsque vous avez pris votre décision, vous pouvez louer les services de votre développeur expert en quelques clics seulement ! », propose, par exemple, Rentacoder.com, un site où, pour décrocher votre projet, rivaliseront notamment des informaticiens russes, indiens et pakistanais.
Plus généraliste, elance.com propose les services de graphistes, rédacteurs, concepteurs de sites Web, traducteurs, juristes, et totalise déjà cent mille utilisateurs et quatre-vingt-dix millions de dollars de projets signés. « Comme les professionnels sont en compétition pour remporter votre projet, vous obtenez le meilleur prix possible, explique le site, qui poursuit, elliptique : Il est fréquent d’économiser plus de 60 % par rapport aux contrats locaux. » Du « Webshoring », là encore : une indifférence absolue quant à votre situation géographique et à ce que ce « meilleur prix possible » peut y représenter. « Le travail est une marchandise et, comme telle, un objet de commerce. Lorsqu’une marchandise est portée sur le marché, la nécessité que le prix s’élève ne dépend pas du vendeur, mais de l’acheteur, notait déjà le philosophe conservateur britannique Edmund Burke en 1795. L’impossibilité de la subsistance de l’homme qui apporte son travail au marché est complètement hors sujet, selon cette manière de voir les choses (6). »
Dans le monde de la traduction, c’est un logiciel qui s’impose : Trados. Capable de reconnaître les expressions déjà traduites et de répercuter partout les mêmes traductions, l’outil promet de « garantir la cohérence de la langue, tout en réalisant plus vite le travail ». Il permet surtout de ne payer les traducteurs qu’au nombre de mots... différents. Sur la place de marché TranslationZone, ne sont ainsi autorisés à prendre part à l’« écosystème global » que les traducteurs utilisant le logiciel Trados (sept cents euros) et ayant passé avec succès des examens de certification (de cinquante à trois cents euros).
MTurk s’engage dans cette voie, en organisant à son tour des séances de qualification pour la traduction. L’équipe « Von Kempelen » d’Amazon annonce ainsi avoir publié des tests de compétences pour la traduction de l’anglais vers l’espagnol, le français, l’allemand et l’hébreu, encourageant les « turkers » pratiquant couramment ces langues à bien vouloir passer les tests afin de se voir confier à l’avenir « de plus importants travaux ».
« Nous sommes en train de créer un marché électronique du travail et des travailleurs, prophétise Jeff Barr, « évangéliste » des services d’Amazon. Désormais, vous pouvez incorporer de l’intelligence humaine à large échelle dans votre activité. » Après tout, l’être humain est un processeur comme les autres. Et, contrairement à toutes les idées reçues, c’est peut-être lui qui coûte le moins cher...
Pierre Lazuly