Internement à la française
Officiellement, la France ne compte pas de camps d’étrangers. Les lieux de confinement et d’enfermement pour les demandeurs d’asile et les migrants en situation irrégulière n’y manquent toutefois pas. Tels les centres de rétention administrative, antichambres des expulsions.
par Raphaël Godechot & Claude Peschanski
Le Monde Diplomatique
Mai 2017
«Je suis en mauvaise situation, fatigué, stressé. Ils m’ont renvoyé de force. » Le 12 janvier 2017, M. Jutiar Kharsas, détenu au centre de rétention administrative (CRA) de Palaiseau, a été expulsé en Suède, d’où il craint d’être renvoyé en Irak. Cette expulsion s’appuie sur la « procédure Dublin », selon laquelle un étranger doit demander l’asile dans le premier pays de l’Union européenne où il a séjourné. Après quarante-quatre jours d’enfermement, cet ancien journaliste kurde de Soulemaniyé, en Irak, pouvait s’attendre à être libéré le lendemain, le droit actuel ne permettant pas de dépasser ce délai. Il voulait aller au Royaume-Uni, puisqu’il parle anglais et qu’il pouvait y compter sur des contacts professionnels : « Vraiment, je souhaite mourir au plus vite ! Croyez-moi, justice et droits de l’homme sont un grand mensonge dans votre pays. »Beaucoup d’étrangers enfermés dans un CRA avant leur expulsion partagent ce désespoir. Certains en viennent même à mettre leur vie en danger ou à s’automutiler.
Les centres de rétention jouent un rôle essentiel dans la politique migratoire française. La métropole et les territoires d’outre-mer comptent vingt-quatre établissements de ce type, dont l’objet officiel est d’interner les étrangers « faisant l’objet d’une décision d’éloignement, dans l’attente de [leur] renvoi forcé ».Comme les locaux de rétention administrative (LRA) et les zones d’attente, situées dans des aéroports, gares ferroviaires et ports, ces centres retiennent ceux dont l’administration juge la situation irrégulière, et qui relèvent du ministère de l’intérieur.
En 1975, journalistes et associations révélèrent les conditions d’insalubrité du hangar d’Arenc, sur le port de Marseille, où les étrangers sur le point d’être expulsés étaient illégalement enfermés depuis une quinzaine d’années. Par la suite, la loi du 29 octobre 1981 légalisa la réclusion administrative en disposant qu’un étranger en instance d’expulsion « peut être maintenu, s’il y a nécessité absolue, par décision écrite motivée du préfet dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire » : les CRA étaient nés. À l’époque, la rétention était présentée comme une mesure exceptionnelle, et ne pouvait pas dépasser le « temps strictement nécessaire », limité à une semaine (1).
En trente ans, la durée maximale d’enfermement est passée de sept à quarante-cinq jours
En 2015, les CRA, qui comptent 1 779 places sur l’ensemble du territoire français, ont vu passer 26 294 personnes en métropole et 18 135 outre-mer. En métropole, environ une personne sur deux a été libérée, alors que trois sur quatre ont été expulsées des départements d’outre-mer. Selon les conventions de Genève, ratifiées par la France, les mineurs ne devraient pas être enfermés ; cependant, entre 2011 et 2015, 732 enfants ont été expulsés des lieux de rétention de la métropole, et 21 436 de Mayotte (2).
« Ce sont des prisons qui ne disent pas leur nom,affirme M. David Rohi, responsable de la commission éloignement de la Cimade. C’est un régime carcéral différent des prisons, mais ça reste un régime carcéral. Les gens y sont enfermés derrière des barbelés, privés de liberté, ils ne peuvent pas sortir. Parfois, ils cumulent des périodes d’enfermement qui peuvent être très longues. » Jusqu’au 1er janvier 2010, cette association dotée d’une forte légitimité historique — fondée en 1939 en tant que Comité inter-mouvements auprès des évacués, elle protégea de nombreux internés ou persécutés durant la guerre — assurait seule une mission d’entraide dans les CRA. M. Brice Hortefeux, ministre de l’intérieur du président Nicolas Sarkozy, lança alors un appel d’offres ouvrant cette possibilité à quatre autres associations (3), dans l’espoir d’affaiblir la défense des droits des étrangers. Mais « l’ensemble de ces associations établissent un rapport annuel commun sur la rétention qui est tout aussi complet et critique que celui que la Cimade faisait seule auparavant », estime Mme Claire Rodier, membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) et présidente de Migreurop, un « observatoire des frontières » bâti par un réseau de militants et de chercheurs qui luttent contre la généralisation de l’enfermement des étrangers.
« Nous nous imposons une mission de témoignage pour nous essentielle, explique Mme Maryse Boulard, chargée du soutien et des actions juridiques de la Cimade. Nous dénonçons ce qui se passe à l’intérieur des CRA et nous souhaitons aussi que les droits des personnes s’améliorent, mais avec un objectif parallèle, qui est la fermeture des CRA. » Selon elle, la rétention a toujours été massivement détournée de son objet : « La situation de certains devrait conduire l’administration à les régulariser immédiatement. Pour plusieurs d’entre eux, c’est la cinquième, dixième, vingtième rétention en plusieurs années. D’autres viennent de pays en guerre et sont manifestement inexpulsables... » Sortis des CRA, dans des situations inextricables ou n’ayant tout simplement pas, faute de parler français, les moyens de comprendre les méandres administratifs qui permettraient leur régularisation, des milliers de demandeurs d’asile sont réduits à la clandestinité et condamnés à servir de main-d’œuvre bon marché, corvéable à merci.
Comme ils n’ont pas les documents nécessaires pour être renvoyés dans leur pays et ne sont pas reconnus par les consulats, ils ne sont pas expulsés. Mais ils restent passibles d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). En cas de contrôle, ils reprennent souvent le chemin d’un CRA, même lorsque les autorités savent qu’elles ne peuvent pas les expulser. « L’administration persiste à les enfermer. On est maintenant passé à une démarche répressive ; on voit que le rôle des CRA est dévoyé, alors que la rétention n’était initialement prévue que pour le temps strictement nécessaire à l’éloignement de la personne »,analyse Mme Boulard. En septembre 2016, M. Sarkozy a même proposé de placer en rétention administrative les personnes faisant l’objet d’une « fiche S », c’est-à-dire soupçonnées de visées terroristes ou d’atteinte à la sûreté de l’État (ou d’être complices de tels agissements), sans pour autant qu’elles soient en situation irrégulière ou qu’elles aient commis un délit ou un crime.
À l’automne 2015, la préfecture d’Arras, avec l’aval du ministère de l’intérieur, a détourné le cadre légal des CRA pour « désengorger » le camp informel de Calais. « Des migrants ont été arrêtés, enfermés en CRA, dispersés dans toute la France, alors que l’on sait très bien que, dans leur grande majorité, ils n’avaient pas vocation à être “éloignés”, pour des raisons de nationalité, d’identification des documents, etc. »,explique Mme Rodier, très critique envers l’action de l’État à Calais : « L’invention des centres d’accueil et d’orientation (CAO) ne paraît a priori pas une mauvaise idée, mais, concrètement, cela ne se traduit pas par une gestion cohérente. » Elle ajoute que la situation est pourtant loin d’être insoluble : « Les dispositifs d’accueil ont toujours été sous-évalués, et je pense qu’ils l’ont été structurellement. Pas parce que la demande était trop forte, mais parce qu’il fallait absolument être en deçà des besoins pour créer ce sentiment d’inconfort qui participe à un processus de dissuasion. »
La focalisation sur Calais ces dernières années a donné l’impression que la France n’avait pas les moyens de gérer l’accueil des demandeurs d’asile sur son territoire. « Or c’est complètement faux, au regard de la capacité d’accueil réelle, poursuit Mme Rodier. D’ailleurs, on en a eu un exemple avec les CAO : quand le gouvernement a décidé d’ouvrir des centres, ça s’est fait ! » La présidente de Migreurop compare la situation à celle de l’Allemagne, qui a su organiser l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés (4) : « Le gouvernement français en a fait quelque chose d’insurmontable dans une logique de dissuasion. »
Les réformes successives du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) témoignent de cette stratégie. Depuis leur création, la durée maximale du temps légal d’enfermement dans les CRA n’a fait que s’allonger : de sept jours en 1981, on est passé à dix en 1993, douze en 1998, trente-deux en 2003 ; puis la loi promue par M. Éric Besson quand il était ministre de l’immigration a porté ce délai à quarante-cinq jours en 2011, en donnant la primauté au juge administratif sur le juge des libertés (5). L’accès au juge est loin d’être garanti, notamment dans les territoires d’outre-mer. « Le régime juridique dérogatoire et les lois spéciales amoindrissent, voire annihilent, l’accès des personnes à un juge, et s’articulent avec des logistiques de renvoi extrêmement rapides. En particulier à Mayotte »,explique Mme Lucie Curet, responsable de l’action en rétention de la Cimade en outre-mer. Devant un juge, la majorité des cas, et notamment celui des enfants seuls, très fréquent sur l’île, ne donneraient pas lieu à un renvoi, mais à une libération. « Cependant, pour l’outre-mer, des personnes restent parfois seulement entre douze et vingt heures en rétention... De plus, elles arrivent tard le soir et sont expulsées tôt le matin, ce qui les empêche de recevoir notre soutien juridique. »L’administration cherche à aller au plus vite, puisque la loi permet de renvoyer une personne avant que le juge ait statué. « Il y a un enjeu de visibilité pour l’État en outre-mer, reprend Mme Curet. L’immigration y est un sujet épineux ; l’État juge important de se montrer répressif. » Cette visibilité est en revanche artificielle, puisque les personnes sont expulsées à proximité immédiate des territoires, notamment vers les Comores, et reviennent assez rapidement.
La police n’a plus besoin de mandat pour entrer chez les étrangers clandestins
En métropole, « l’accès au juge se fait dans des conditions extraordinairement difficiles à cause d’une série de dispositions ou de circonstances : la technicité du droit, l’absence de maîtrise de la langue, les délais souvent excessivement courts impartis pour formuler les recours, énumère M. Patrick Henriot, secrétaire national du Syndicat de la magistrature jusqu’en janvier 2017. Le discours de la fermeté est intégré par les magistrats. » Selon lui, le monde de la justice n’est pas imperméable aux discours sur les risques que ferait courir l’immigration à la cohésion nationale et aux équilibres économiques : « Je crains malheureusement que des juges ne soient pas à cet égard mieux armés et plus résistants que le reste de l’opinion. »
En juillet 2016, le Ceseda a encore été modifié, pour la sixième fois en seulement douze ans. Alors que cette réforme aurait pu restaurer les migrants dans leurs droits, c’est en grande partie le choix de la continuité qui a été fait. « Seule avancée réelle : le retour à un délai de quarante-huit heures pour qu’un juge vérifie la légalité de la rétention, contre cinq jours dans la loi Besson », commente M. Henriot. Il ajoute : « Quant au développement annoncé de l’assignation à résidence, objectif vertueux consistant à utiliser la mesure de contrainte la moins coercitive, il aboutit à une situation paradoxale. » Ce que confirme M. David Rohi, de la Cimade : « La volonté de la présenter comme une solution de rechange à la rétention est un trompe-l’œil. Ce n’en est pas une. » Il nous révèle que vingt mille personnes ont été assignées à résidence en 2015 : « Le préfet peut passer d’un régime à l’autre. Il peut assigner à résidence à la sortie de la rétention et vice versa, et a donc la possibilité de mettre sous contrôle des gens qui ne l’étaient pas. » Avec la réforme de 2016, la police peut aussi pénétrer dans les domiciles pour des interpellations, sans mandat particulier.
La France a plusieurs fois été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans cinq dossiers, en juillet 2016, pour les conditions d’incarcération dégradantes (bruit, locaux inadaptés, milieu anxiogène, etc.) de jeunes enfants (4 mois, 1 an, 2 ans et demi...) avec leurs parents dans des CRA, en général dans le cadre d’une reconduite à la frontière.
Les migrants qui viennent ici seulement en transit ou pour trouver refuge découvrent bien souvent à leurs dépens, comme M. Kharsas, que la France est loin de sa renommée de « patrie des droits de l’homme », qui les a pourtant aimantés dans leur long périple.
Le Monde Diplomatique
N.D.LR
Vous trouverez à cette adresse un de mes récents articles sur le buzz autour du nombre de demandes d'asile en France comparé au nombre effectif de demandes d'asile acceptées en France.
Un article du Nouvel Obs sur le projet de loi en cours : Immigration et asile
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