Plus besoin d’éditos pour discréditer les cheminots : il suffit de données «objectives» bien choisies.
Grèves : gare aux faits !
«Cet homme peut-il bloquer la France ?» demande le Journal du dimanche avant la première journée de grève de la SNCF, au-dessus d’une photo savamment bolchevisante de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT. Les camps sont dessinés. D’un côté, «cet homme», qu’il n’est même plus nécessaire de nommer, tant son visage symbolise la menace. De l’autre, «la France». Entière. La cinquième puissance mondiale.
«Cet homme» n’est donc pas vraiment français. C’est un ennemi. C’est lui, qui est en situation (ce n’est pas encore certain) de «bloquer la France». Comment l’a-t-on laissé pénétrer dans la place ? Pourquoi Gérard Collomb ne l’a-t-il pas encore coffré en vertu de l’état d’urgence, jeté en centre de rétention, raccompagné à la frontière ? Que fait la police ? Evidemment, tout cela n’est pas dit ainsi. L’hebdomadaire Lagardère ne prend pas parti. Il pose innocemment une question factuelle.
Le lendemain, survient donc le fameux «mardi noir». Ce n’est pas un mardi de lutte. Ce n’est pas un mardi de sauvetage du service public. Non, un mardi noir. Ce qui n’est évidemment pas non plus une manière de prendre parti. Simplement un constat factuel, d’ailleurs corroboré par les JT du soir.
Donc, en ce mardi noir, cette division se précise dans ces JT. D’un côté, «la France», c’est-à-dire les usagers en galère, se déverse sur de longues minutes. Des dizaines d’innocents en détresse. Parfois en colère, comment ne pas le comprendre (ce dosage entre détresse et colère est le fruit d’un précieux savoir des druides du micro-trottoir, transmis de bouche de reporter à oreille de reporter) ?
De l’autre, les troupes de «cet homme», qui ont lancé l’offensive ferroviaire. Elles doivent bien être quelque part, mais restent prudemment invisibles, tapies dans l’ombre. Bien entendu (objectivité toujours), on rappelle leurs raisons, leur logique, on donne la parole à leurs représentants. Qu’il s’appelle Saddam Hussein ou SUD Rail, il faut toujours donner le point de vue de l’adversaire, c’est l’honneur de la presse démocratique. Certes, au journal de 13 heures de France 2, on compte 43 usagers interrogés contre 3 grévistes. Mais ce n’est pas une prise de parti. C’est un choix purement statistique. Objectivement, n’y a-t-il pas davantage de voyageurs que de grévistes ?
Cette pratique, par les télévisions, d’un traitement purement factuel d’une grève des trains, on la connaissait déjà. Comment la machine audiovisuelle, irrésistiblement, se met en branle pour rejeter les grévistes hors du cercle des interlocuteurs légitimes. Comment, sans paraître choisir son angle, son point de vue, elle prend parti, plus efficacement que dans mille éditos. Aujourd’hui, dans le nouveau monde, le traitement purement factuel se sophistique. Abracadabra, les usagers ne sont plus des «usagers», ou des «voyageurs». Ce sont des «clients».
Ecoutez Gilles Bouleau, au 20 heures de la chaîne TF1 (Bouygues), détailler «le cauchemar de centaines de milliers de clients». Ecoutez son spécialiste économie plaindre «des clients qui paient leur train». Ecoutez la reporter de terrain de TF1 raconter «une journée éprouvante pour les clients de la SNCF».
Cette unanimité terminologique est-elle concertée ? Mais non. Qu’allons-nous imaginer là ? Cette substitution du «client» à l’«usager» n’est pas non plus une manière de prendre parti. Il ne s’agit absolument pas de faire passer en douce, dans le public, l’idée qu’il est temps d’en finir avec cette vieille lune ringarde du service public. S’il faut en finir avec le statut des cheminots, s’il faut transformer la SNCF en société anonyme, s’il faut «se préparer à l’ouverture à la concurrence», ce n’est pas en vertu de choix économico-politiques. C’est parce qu’en effet, les voyageurs du ferroviaire sont irrésistiblement appelés à devenir des clients, pouvant choisir librement leur transporteur dans un secteur inéluctablement ouvert à la concurrence. Il s’agit simplement, remplaçant un mot par un autre, de prendre acte du réel. C’est encore purement factuel.
Daniel Schneidermann