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«L'avenir n'est plus ce qu'il était» [Paul Valéry]



Grande braderie de l’électricité à travers l’Europe

Par Ernest Antoine
Journaliste au Monde Diplomatique

Le secteur public est inefficace, le privé performant. Au nom de ces principes, martelés et jamais prouvés, de Londres à Paris en passant par Wellington ou Berlin, les dirigeants privatisent. Selon cette feuille de route, le gouvernement français entend réduire la Sécurité sociale à une assurance minimale et offrir le reste de la protection sociale aux assureurs. il a décidé le changement de statut d’Electricité et gaz de France (EDF-GDF). Mais, partout où ce modèle s’est imposé, la faillite est au rendez-vous.



Grande braderie de l’électricité à travers l’Europe

Absents du marché hexagonal depuis la nationalisation, en 1946, des compagnies du « trust électrique » discréditées avant-guerre en raison de leur entente, les groupes privés s’apprêtent à effectuer leur grand retour. En effet, Electricité de France (EDF) et Gaz de France (GDF), nés des principes édictés par le Conseil national de la Résistance, devraient dans les prochaines semaines « s’ouvrir à la concurrence », selon l’expression consacrée.

Les différents producteurs s’y préparent : l’italien Enel, le belge Electrabel – propriété de Suez –, les allemands E.ON et RWE ou les espagnols Endesa et Iberdrola, le plus important de tous restant EDF. En revanche, le réseau de transport de l’électricité dispose du statut juridique de « monopole naturel ». Ses lignes demeurent donc la propriété de l’entreprise Réseau de transport d’électricité, filiale d’EDF spécialement créée en juillet 2000 en vue de la privatisation. Enfin a été fondée la Commission de régulation de l’énergie (CRE), chargée de veiller « au bon fonctionnement du marché »... et de surveiller EDF afin qu’elle n’abuse pas de son pouvoir.

Le secteur est réorganisé sur le modèle de l’industrie des télécoms (1). Dans un réflexe pavlovien, les investisseurs misent en Bourse sur les opérateurs de l’électricité comme ils l’ont fait il y a quatre ans avec les télécoms, avant l’éclatement de la bulle spéculative. Avec des risques identiques. « On rencontre le même type de spéculation que celle qui a touché les télécoms, sauf que dans l’électricité les groupes sont déjà endettés », prévient un consultant en stratégie lors d’une conférence sur l’avenir du secteur en Europe, en janvier 2003 (2). Ce qui rend encore plus périlleuse une stratégie de rachats d’entreprises à travers l’Europe effectués à des prix surévalués ! La même course avait mis sur le flanc des entreprises comme France Télécom ou Vivendi Universal, qui faisaient, par ailleurs, des montagnes de bénéfices.

Avec l’ouverture totale du marché de l’électricité, des profits colossaux s’annoncent pour ceux qui « écrémeront le marché », au détriment des usagers. Dès l’an 2000 s’est ouvert le marché des grandes entreprises qui, chaque année, consomment plus d’un tiers de l’électricité produite en France. Le pouvoir de négociation de groupes comme Alcan-Pechiney (deuxième producteur mondial d’aluminium) ou Arcelor (numéro un de la sidérurgie) est tel que les concurrents d’EDF n’y ont vu qu’un lot de consolation avant d’accéder, à partir du 1er juillet 2000, aux consommateurs les plus rentables : les clients dits professionnels (PME, petits commerçants, supermarchés, artisans, avocats, médecins, administration, collectivités locales), qui seront 500 000 dans le gaz et 2,2 millions dans l’électricité. Et, le 1er janvier 2007, la concurrence sera ouverte à tous les ménages, à tous vents.

Parmi les sociétés en embuscade : Suez. Propriétaire depuis la fin des années 1990 de l’équivalent belge d’EDF-GDF, la multinationale s’est hissée, en 2003, au rang de deuxième producteur français, en mettant la main sur 49 % du capital de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). En fait, une « véritable rente hydraulique », comme l’explique l’association Résistances électriques et gazières (3), qui décrit cette prise de contrôle comme une captation d’héritage : la construction des barrages de la CNR a été financée en son temps par EDF. Ces derniers étant amortis depuis longtemps, il ne reste qu’à empocher de confortables bénéfices.

Un « oligopole de fait »
Pour veiller sur cette rente, Suez vient d’accueillir parmi ses administrateurs M. Edmond Alphandéry, ancien ministre de M. Edouard Balladur et, surtout, ancien dirigeant d’EDF. Après plusieurs déboires dans le secteur de l’eau, la multinationale mise sans complexe sur la date du 1er juillet 2004 pour engranger des bénéfices. Son PDG, M. Gérard Mestrallet, ne cesse de présenter l’ouverture au privé comme une aubaine : « Les prix montent, car les surcapacités nucléaires disparaissent alors que la demande ne cesse de croître (4). » En 2003, les prix de gros de l’électricité ont grimpé de 30 %. La SNCF a même protesté, fin avril 2004, contre l’augmentation de 50 % de sa facture depuis l’ouverture à la concurrence, en 2000.

Les opposants à la privatisation avancent un autre argument pour expliquer cette hausse : l’entente entre les différents producteurs. Une hypothèse répandue parmi les consommateurs industriels et naturellement combattue par tous les producteurs. Une chose est sûre : les cours de l’électricité ne cessent d’augmenter, en dépit de la concurrence.

Bruxelles avait pourtant promis une baisse des coûts. Avec la libéralisation, « les tarifs d’EDF pourraient être encore plus bas (5) », prophétisait Philippe Manière, ancien éditorialiste du Point et actuel dirigeant de l’institut Montaigne (6), alors qu’EDF, sous le régime du monopole public, réussit à fournir les tarifs les plus bas d’Europe. En fait, « si, pour réformer le secteur électrique, c’est le concept d’ouverture à la concurrence qui a triomphé, ce n’est pas grâce à une supériorité intrinsèque par rapport à d’autres solutions, mais plutôt à cause d’un contexte idéologique favorable » depuis le premier choc pétrolier, relève le haut fonctionnaire François Soult (7).

Ironie de l’histoire, pour modifier un secteur dont les hausses de tarifs en Europe ont cristallisé les mécontentements à partir des années 1970, les responsables politiques européens n’ont pas adopté le modèle EDF, qui avait fait ses preuves, même si tout n’était pas parfait, mais celui que proposait le pays le plus « en retard » : le Royaume-Uni de Mme Margaret Thatcher, dont le secteur électrique affiche les performances parmi les plus mauvaises en Europe, avec des prix supérieurs de 25 % à ceux que pratiquait EDF à cette époque. Le premier ministre britannique d’alors transposa en réalité le modèle américain issu de l’éclatement, en 1984, du puissant conglomérat ATT en plusieurs opérateurs téléphoniques désormais « libres de se concurrencer (8) ».

Mme Thatcher voit ses efforts couronnés de succès en 1996 avec la première directive prévoyant l’ouverture à la concurrence d’un tiers du marché européen à partir de l’an 2000. Après avoir entamé la privatisation de France Télécom, le gouvernement de M. Lionel Jospin validait, en mars 2002, les conclusions de la présidence espagnole à l’issue du Conseil européen tenu à Barcelone (9), qui étendait la concurrence aux clients professionnels et aux particuliers. S’éloignant des positions défendues par les Allemands, les Grecs ou les Belges, le gouvernement de la gauche plurielle rejoignait ainsi les positions des Britanniques, alors menés par le travailliste Anthony Blair, un mois avant l’élection présidentielle française. Sans débat (10) !

Les mécontents se multiplient parmi les clients désormais « libres de choisir » leurs fournisseurs. Ainsi, après avoir fait partie des premiers convertis au fondamentalisme du marché, l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden) intègre le camp des détracteurs de la libéralisation. Dans un communiqué de mars 2004, elle dénonce « une libéralisation aux effets pervers », la création d’« un marché hautement manipulable » par les producteurs, qualifié d’« oligopole de fait ». N’en déplaise aux zélotes de la concurrence, les industriels regrettent l’ancien « monopole de droit » et son « cadre prévisible ». Pouvait-il en être autrement ? Sous quelque latitude que ce soit, le modèle de référence n’a jamais apporté les avantages promis, pas plus au Canada qu’en Australie, en Nouvelle-Zélande ou au Brésil !

Le cas le plus célèbre reste bien sûr celui de la Californie, en 2000 et en 2001. Les producteurs s’y sont entendus pour organiser une pénurie d’électricité et pour faire grimper les prix. Soit en mettant en réparation un grand nombre de centrales. Soit en congestionnant le réseau de lignes haute tension. Soit en exportant dans les Etats voisins, où une filiale du même groupe se chargeait de revendre l’électricité aux clients californiens. Entre-temps, le prix des électrons s’était envolé. L’Etat de Californie n’a mis un terme à l’envolée des prix et à la multiplication des coupures qu’en fixant directement les prix du marché de gros. Puis il s’est endetté afin d’éviter la faillite des compagnies de distribution. En revanche, les courtiers comme Enron se sont effondrés, non sans avoir profité du système. « La crise californienne se résume à cette question : comment un vol de 30 milliards de dollars a-t-il pu avoir lieu en plein jour (11) ? », écrit l’économiste Paul Krugman, opposé à la libéralisation de l’électricité, un secteur qu’il juge trop facilement manipulable.

En Europe, la revue de détail est explicite. A commencer par la question des prix. Même s’ils ont baissé, ils restent partout plus élevés que ceux d’EDF : la concurrence a un coût. Il faut gonfler les budgets publicitaires, séparer des entreprises intégrées. Et, comme en témoignent les pays les plus ouverts tels que l’Espagne et l’Allemagne, la « concurrence » reste limitée à quelques acteurs privés toujours plus puissants. Ainsi, l’année dernière, l’électricien E.ON a acheté le gazier Ruhrgaz, recréant – à une taille plus modeste – un groupe électrique et gazier du même type qu’EDF-GDF, mais privé. « Si un processus peut prétendre incarner tout l’écart qui existe entre l’idéologie libérale et sa réalité profonde, la déréglementation à l’allemande est éligible au premier plan », raillent les membres du collectif Jean Marcel Moulin (12), composé de hauts cadres d’EDF désirant rester anonymes.

L’Italie ne fait pas mieux. En plus de tarifs élevés, le pays a connu des coupures au printemps 2003 et même une panne générale en septembre, en heures creuses ! De son côté, la Suède, qui dispose d’une électricité d’origine hydraulique abondante, a ouvert les barrages et exporté du courant lors de l’été 2002 au moment où les prix étaient élevés. Mais les pluies d’automne n’ont pas suffi pour reconstituer les réserves des barrages et permettre à la Suède de passer l’hiver. Le pays a alors dû à son tour importer de l’électricité, en cassant sa tirelire.

Le Royaume-Uni, lui, cumule les handicaps. De 1991 à 2001, la libéralisation n’a entraîné aucune baisse des prix alors que les coûts, eux, diminuaient (fermeture des vieilles centrales, licenciements...). Le régulateur britannique intervint alors sur les prix de gros, qui, du coup, chutèrent de 40 %. Les producteurs cherchèrent à reconstituer leur marge en achetant les sociétés qui commercialisaient le courant auprès des consommateurs, jugées plus rentables. Malgré cela, « environ 40 % de la production appartiennent à des entreprises en faillite ou sur le point de l’être », notent dans leur rapport Steve Thomas et David Hall, chercheurs à l’université de Greenwich pour la Fédération internationale des services publics (13). Pour éviter la disparition de British Energy, propriétaire de l’ensemble des centrales nucléaires du pays, le gouvernement de M. Anthony Blair injecte 650 millions de livres (970 millions d’euros). Le régulateur intervient également afin de diminuer les tarifs du transport d’énergie. De plus, désireux de préserver le revenu de leurs actionnaires, les propriétaires des réseaux diminuent leurs investissements. Les consommateurs paient toujours aussi cher. En attendant la panne.

Et les déchets nucléaires ?
En fait, la libéralisation « ne marche pas pour des raisons techniques », résume François Soult (14). La première : l’électricité ne se stocke pas. En allumant un climatiseur l’été, un usager va peut-être déclencher, exactement au même moment, une centrale nucléaire chargée d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande. Sinon, c’est la coupure comme celle d’août 2003 qui a plongé dans le noir, pendant 24 heures, 50 millions d’Américains dans le nord-est. Dans un cas de ce genre, l’électricité, pour maintenir l’équilibre, flambe... Déjà, en France, durant la canicule, le prix moyen du mégawattheure sur le marché de gros a été multiplié par 50 pendant une heure. « Pour M. et Mme Tout-le-monde, cette liberté de choix va se traduire par la liberté de payer plus cher son électricité », alerte François Soult. Sans parler du temps qu’ils devront consacrer à essayer de comparer les offres des différents opérateurs.

Deuxième caractéristique technique : pour éviter une coupure, le producteur doit investir dans la construction de centrales qui ne fonctionneront que quelques semaines par an. Non seulement ces surcapacités ne seront jamais rentables, mais elles exercent une pression permanente à la baisse sur les prix, au moment des fortes demandes. Les producteurs soumis à la concurrence ont donc deux bonnes raisons de ne pas investir. Aucun producteur d’électricité ne consacrera les milliards nécessaires à la construction d’une centrale nucléaire. « La main invisible d’Adam Smith a peut-être besoin d’une canne blanche », ironise M. Dominique Maillard, responsable de la direction générale de l’énergie et des matières premières (15).

Dernière particularité technique : la fée Electricité voyage très mal. Un marché européen unifié et fluide relève donc du fantasme. Une grande partie des électrons se dissipe sous forme de chaleur au-delà de 200 kilomètres parcourus sur des lignes à haute tension. Un électron finlandais ne viendra donc jamais éclairer les rues de Lisbonne. Dans ces conditions, pourquoi consacrer des milliards à bâtir des « autoroutes de l’énergie » à travers l’Europe ? L’effort serait comparable à celui qui devrait être entrepris pour « combler la Méditerranée (16) », relève M. Marcel Boiteux, pourtant libéral convaincu.

La libéralisation n’est évidemment pas un échec pour tout le monde puisqu’elle permet aux capitaux privés de se partager la propriété des entreprises électriques. Le collectif Jean Marcel Moulin dénonce le futur démantèlement d’EDF-GDF et, à terme, son rachat possible par des entreprises privées... qui pourront se transformer en monopole.

Le ministre de l’économie et des finances, Nicolas Sarkozy, se veut rassurant : « EDF-GDF ne sera pas privatisé. En revanche, nous devrons changer pour l’adapter le statut de ces grandes entreprises, pour leur donner les moyens du développement dont [elles] ont besoin » dans le marché concurrentiel, a-t-il déclaré deux jours avant une manifestation nationale des personnels d’EDF et de GDF, qui savent qu’un changement de statut n’est qu’une étape vers l’entrée en Bourse, puis la privatisation, sur les pas de France Télécom.

Rien ne justifie cette entrée en Bourse, et surtout pas le besoin d’argent frais, comme le fait remarquer Yves Salesse, coprésident de la Fondation Copernic (17) : « Au contraire, c’est justement son développement international qui a mis EDF en difficulté. » Au nom de la future privatisation et des pertes programmées de parts de marché dans l’Hexagone, EDF a acquis des sociétés à des coûts prohibitifs, certaines d’entre elles affichant finalement des pertes et nécessitant des investissements lourds. François Soult estime ainsi qu’EDF a perdu 7 milliards d’euros à l’international. Affaiblie, elle demeure toutefois très rentable avec 4 milliards à 5 milliards d’euros d’autofinancement par an, rapportés à ses 19 milliards d’euros de fonds propres. Pour la rendre encore plus séduisante, un projet de loi s’apprête à transférer à la collectivité le paiement des retraites des agents d’EDF-GDF, contre le versement d’une soulte de 15 milliards d’euros pour les deux groupes. Avec à la clé, pour les salariés, la menace de ne plus bénéficier de leur régime spécial de retraite, qui fait pourtant partie de leur contrat de travail.

Non seulement les Français vont être spoliés d’une partie du patrimoine national que constitue EDF, mais ils risquent d’avoir à pâtir d’une moins grande sécurité. Comment la sûreté des centrales nucléaires sera-t-elle respectée ? Déjà, nombreux sont ceux qui alertent sur les réductions de personnel et sur le recours de moins en moins contrôlé à l’intérim pour la maintenance (18). EDF a supprimé 8 800 emplois en Europe ces trois dernières années, selon le comité de groupe européen de l’entreprise publique. Au Royaume-Uni, le syndicat Prospect s’alarme de la baisse de 62 % des effectifs dans l’industrie électrique depuis la privatisation en 1991 (19). De plus, qui financera le démantèlement des centrales arrivées en bout de course ? Le risque est réel d’assister à une privatisation de la rente nucléaire et à une collectivisation des déchets...

Enfin se pose la question de l’égalité d’accès et de services pour tous les usagers, à l’origine même de la création des entreprises de l’énergie, en 1946. M. François Roussely, actuel PDG d’EDF, se veut rassurant : « L’ensemble du dispositif repose sur le maintien de la péréquation tarifaire qui garantit le prix de l’énergie aux quatre coins du territoire (...). Ce qui veut dire que ce principe d’égalité est garanti (20). » M. Jean-Pierre Raffarin propose même l’instauration d’un tarif social... qui n’a de social que le nom. Une entreprise de service public pour qui le profit n’est pas le but peut assurer à tous l’électricité. Or « l’Etat se prive de l’un de ses instruments collectifs », tranche Yves Salesse.

Malgré l’enquête sur les finances du comité d’entreprise d’EDF, les syndicats de l’énergie mobilisent de nombreux salariés contre une privatisation qui marquera la fin des services publics. Et ce ne sera pas la faute de Bruxelles : rien dans les traités européens ne force les Etats à privatiser leurs services publics !

Le compte à rebours continue. Le Parti socialiste, après les régionales des 21 et 28 mars 2004, a condamné le processus de privatisation. Néanmoins, M. Dominique Strauss-Kahn déclarait, en mai 1997, que la gauche n’ouvrirait jamais le capital de France Télécom. Ce qu’elle fit pourtant cinq mois plus tard.

Ernest Antoine.



Vendredi 2 Juillet 2004

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ERNEST ANTOINE

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