Jeux de 1936. La délégation française a déjà intégré le salut hitlérien
La critique de l'idéologie de la performance sportive engloutie avec les années 70? Pas du tout, philosophes et sociologues la remettent au goût du jour en librairie.
Ça commence par un bruit de fond, à peine un doute. Un chiffre qui sonne tout drôle aussi. Le budget des Jeux olympiquesn s'élève à 28,6 milliards d'euros. Quand on sait que Montréal a mis trente ans à rembourser les dettes contractées pour les Jeux d'été de 1976, que la Grèce, qui les a organisés en 2004, est loin d'être rentrée dans ses frais - 9 milliards d'euros -, on se demande si les Anglais ont vraiment de quoi exulter. Contrairement à une idée reçue, en effet, les Jeux enrichissent rarement la ville qui les organise, et profitent avant tout à la médiatisation des marques.
Mais ce formidable moment de communion entre les peuples ne doit surtout pas être entaché par des mesquineries comptables ! Voilà des années qu'on s'entend répéter que le sport exalte des vertus universelles telles que la compétition et le dépassement de ses propres limites. La performance à tout prix. La passion du «plus vite, plus haut, plus fort», comme le rappelle justement la devise olympique. Malgré l'ambiance de liesse générale, le doute se précise aux yeux de certains : à l'heure d'une crise du modèle capitaliste qui n'en finit plus d'étouffer l'Europe, ces «saines» valeurs ressemblent à s'y méprendre à celles qui nous ont conduits dans le mur.
L'hégémonie du sport, ce «fléau mondial»
Conséquence du calendrier (deux grandes kermesses viendront rythmer l'été, les JO et le Championnat d'Europe de football), des voix s'élèvent aujourd'hui pour dénoncer le règne hégémonique du sport, ce «fléau mondial», pour reprendre une partie du sous-titre du livre de Marc Perelman (1), réédité cette année. Le philosophe Robert Redeker, collaborateur de Marianne, publie également un essai intitulé l'Emprise sportive (2), dans lequel il analyse ce phénomène mondial dont «chacun fait comme s'il allait de soi». Un ouvrage collectif de jeunes sociologues, le Sport contre la société (3), s'interroge aussi sur cette «institution centrale de la société capitaliste dominante» qui ne souffre nullement de la récession financière. Des revues telles qu'Inflexions (4) ou Vacarme (5) ont également consacré des numéros à la réflexion sur la place du sport, quand une autre, intitulée Quel sport ? (6), en est à son 16e numéro sur le sujet. Un roman, enfin, Dernier shoot pour l'enfer (7), raconte l'enquête d'un journaliste sportif qui accuse l'équipe de France de football de s'être dopée quand elle a gagné la Coupe du monde de 1998. «Bien qu'inspirée de faits réels et fondée sur de nombreux témoignages et documents, cette histoire est une fiction», prévient l'auteur, qui écrit néanmoins sous pseudonyme, au cas où la «fiction» en défriserait certains.
Pour l'essentiel, les thèses de ces ouvrages sont issues en droite ligne des années 70, quand babas cool et intellectuels critiques étaient unis dans une même aversion pour le culte de la performance. Les chaînes de télévision sportives (Tennis TV, Foot +, Golf Channel...) n'avaient pas encore envahi les bouquets satellite, mais le sport était déjà accusé de focaliser l'attention de la planète entière sur ces jeux du cirque modernes, transformant «l'intelligence en un muscle tendu vers la victoire et le gain» (Robert Redeker). A l'époque, l'écho de ces idées ne se limitait pas au timide bruit de fond que l'on croit entendre aujourd'hui. Le sociologue Jean-Marie Brohm, ancien professeur d'éducation physique et figure tutélaire de la critique radicale du sport en France, se souvient : «Quand nous avons organisé le comité pour le boycott de l'organisation par l'Argentine de la Coupe du monde de football en 1978, il y avait eu un véritable mouvement de masse. Nous avions le soutien de Vladimir Jankélévitch, de Foucault, de Catherine Deneuve...» Mais aussi de Jean-Paul Sartre, Jean-Marie Domenach, Louis Aragon, Simone Signoret ou Marek Halter. La pétition lancée par le comité avait récolté pas moins de 150 000 signatures. C'était il y a plus de trente ans.
Entre-temps, des centaines de «records historiques», de «rencontres au sommet» et de «performances inoubliables» ont façonné notre passion collective. Unanimement considéré comme une bénédiction pour l'humanité, le sport a éjecté toute pensée dissonante hors du débat public. Cet état de fait a revêtu un caractère définitif le 12 juillet 1998, quand l'équipe de France a remporté la Coupe du monde de football. Politiques, intellectuels de droite comme de gauche, femmes, enfants, publicitaires, cols blancs et cols bleus, Blacks, Blancs, Beurs : la France a connu un orgasme généralisé. En 1997, anticipant peut-être la déferlante, Jean-Marie Brohm choisissait de dissoudre sa revue pionnière dans la critique radicale du sport (Quel corps ?, qui ressuscitera dix ans plus tard sous le nom de Quel sport ?) : «D'un côté, cela confirmait nos thèses au-delà de nos espérances, c'était une véritable mystification de masse ! Mais, de l'autre, l'événement a placé notre discours dans une telle situation de décalage qu'il fallait réfléchir à notre orientation stratégique.»
Les Jeux, marketing international
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D'autres éléments sont venus donner raison à Jean-Marie Brohm et à ses camarades de lutte. Les institutions sportives internationales, comme le Comité international olympique (CIO), indifférentes aux multiples scandales de corruption qui les ont éclaboussées, n'hésitent plus à le claironner sur leurs sites Internet : «Les Jeux olympiques sont l'une des plates-formes les plus efficaces de marketing international, atteignant des milliards de personnes dans plus de 200 pays et territoires à travers le monde [8].» Des Etats ayant une conception pour le moins élastique des droits de l'homme, comme la Chine, continuent à se servir de ces manifestations internationales pour légitimer leur pouvoir et polir leur image.
La course aux médailles a aussi autorisé une sélection des athlètes dès le berceau et des rythmes d'entraînement qui feraient presque passer l'univers totalitaire du sport qu'imaginait Georges Perec dans W ou le souvenir d'enfance (1975) pour une promenade de santé. Dans le Sport contre la société, le sociologue Clément Hamel rappelle ainsi les circonstances infiniment poétiques qui ont présidé à la naissance du joueur de basket-ball chinois Yao Ming : «Lorsque sa mère, Fang Fenghi, 1,88 m et capitaine de l'équipe nationale féminine, prend sa retraite, les autorités sportives lui "suggèrent", comme c'est l'usage depuis Mao, de "produire un champion". Elles lui trouvent rapidement un père, Yao Zhiyuan, 2 m et joueur d'un des clubs pro de Shanghai.» Résultat : un rejeton de 2,29 m prêt à l'usage.
Les records devant être battus à chaque compétition pour assurer le show, la nature a certes besoin d'un coup de pouce pour fabriquer des athlètes à la hauteur du défi. «Là-dessus, il faut être cohérent et un peu honnête, confie le footballeur Vikash Dhorasoo à la revue Vacarme. On ne peut pas demander aux gars de battre des records, aux cyclistes de monter des cols à des vitesses incroyables, et tout ça à l'eau claire. Défendre à la fois la course à la performance à tout prix et la chasse au dopage, c'est prendre les gens pour des imbéciles.» Cette violence que les sportifs retournent contre eux-mêmes, les supporteurs s'en font l'écho à leur manière. Dans son dernier numéro, Quel sport ? dresse une liste non exhaustive des «centaines de faits de violence mortifères avérés qui ont lieu chaque saison, depuis une bonne quarantaine d'années, à l'intérieur et autour des stades» : «Maroc, sept morts après un match de foot», «Hooliganisme : 13 personnes condamnées à Lucerne», «Tunisie : un stade de football évacué après des violences», etc.
Injonction au «bougisme»
Seulement voilà, ces scandales n'intéressent personne. Tenus pour des dérives n'ayant rien à voir avec l'«essence» du sport, ils sont oubliés en moins de temps qu'il n'en faut pour décapsuler une bière devant un bon OM-PSG. Difficile, en effet, d'exercer encore un jugement critique quand le sport s'est infiltré dans tous les domaines de nos vies. «Ce n'est plus tant la guerre qui est un "grand match", mais la vie elle-même, la "lutte" de tous contre tous dans un monde au devenir incertain, écrit Luc Robène dans Inflexions. L'univers de l'entreprise, à son tour, est irradié par ces images de chocs, d'affrontements, de stages physiques, de préparation au combat économique, de constitution d'équipes de collaborateurs offensifs coachés par des directeurs de ressources humaines inspirés.»
Sur nos CV, nous n'oublions jamais de mentionner nos faits d'armes sportifs pour démontrer notre combativité. Le ministère de la Santé et ses injonctions au «bougisme» ont scellé dans les esprits le lien entre «sport» et «santé», et c'est bien pour dompter nos corps, toujours trop flasques comparés à ceux des «dieux du stade», que nous nous précipitons sur les tapis de course et les rameurs des clubs de fitness. «Ces milliers de coureurs du dimanche qui éructent et crachent leurs poumons avec leur MP3 sur les oreilles comme des troupeaux hypnotisés par l'idéologie du bien-être égocentré» ne laissent pas de consterner Fabien Ollier, digne héritier de Jean-Marie Brohm. Dans son lycée du sud de la France, ce prof d'éducation physique et sportive, philosophe, s'efforce de déclencher chez ses élèves une prise de conscience de l'impact du sport sur les liens sociaux : «L'incitation majeure des pouvoirs publics et des médias, c'est d'éprouver son corps dans la douleur. La valorisation incessante de cette défonce physique a un sens politique : il s'agit d'une autochloroformisation des consciences par le biais de la fatigue volontaire. Les endorphines opioïdes sont sécrétées, le corps plane, on ne pense plus. C'est un shoot généralisé que chacun se prodigue pour oublier la triste réalité.»
Il ne s'agit naturellement pas de dire que posséder une paire de Nike est le plus court chemin vers la servitude volontaire. Mais on constate que, tandis qu'on s'autorise aujourd'hui à remettre en question le néolibéralisme, l'idéologie sportive, elle, n'est jamais inquiétée. Rêver d'un autre modèle économique, d'accord, mais à condition de ne jamais bousculer un phénomène qui concentre pourtant toutes les tares du vieux système.
(1) «Le Sport barbare». Critique d'un fléau mondial, de Marc Perelman. Réédité en 2012 chez Michalon.
(2) «L'Emprise sportive», de Robert Redeker, François Bourin Editeur, parution le 23 mai 2012.
(3) «Le Sport contre la société», de Clément Hamel, Simon Maillard, Patrick Vassort, Le Bord de l'eau, parution le 14 juin.
(4) «Inflexions» no 19, «Le sport et la guerre», La Documentation française.
(5) «Vacarme» no 45, textes disponibles sur vacarme.org/rubrique310.html
(6) «Quel sport ?», disponible sur quelsport.free-nux.org
(7) «Dernier shoot pour l'enfer», de Ludo Sterman, Fayard Noir.
(8) Citation extraite du «Sport contre la société».
Samedi 11 Août 2012 à 13:10 | Lu 5750 fois I 16 commentaire(s)
Source : Elodie Emery - Marianne
N.D.L.R
A 65 ans je suis sportif depuis toujours. C'est-à-dire que je pratique le sport, pratiquement tous les jours, depuis de nombreuses années. Je serai sportif jusqu'au jour où je ne pourrais vraiment plus bouger. L'activité physique m'est aussi nécessaire que l'eau ou la nourriture. Pour moi, une journée sans sport est une journée perdue.
Et pourtant, les jeux olympiques de Londres qui ont déferlé sur nos écrans et dans nos gazettes depuis trois semaines m'ont dégoûté à jamais de ce genre de spectacle. Trop de fric, trop de sponsors patibulaires mais presque, des exploits sportifs qui sentent très fort le dopage, des médias stupides et partisans qui flattent en permanence l'esprit de clocher qui sommeille en chaque Français, des podiums qui écrasent et méprisent tous ceux qui n'ont pas eu les moyens de monter dessus, des arbitres au dessous de tout soupçon : navrant spectacle qui ne peut que désoler le sportif que je suis.
N.D.L.R
A 65 ans je suis sportif depuis toujours. C'est-à-dire que je pratique le sport, pratiquement tous les jours, depuis de nombreuses années. Je serai sportif jusqu'au jour où je ne pourrais vraiment plus bouger. L'activité physique m'est aussi nécessaire que l'eau ou la nourriture. Pour moi, une journée sans sport est une journée perdue.
Et pourtant, les jeux olympiques de Londres qui ont déferlé sur nos écrans et dans nos gazettes depuis trois semaines m'ont dégoûté à jamais de ce genre de spectacle. Trop de fric, trop de sponsors patibulaires mais presque, des exploits sportifs qui sentent très fort le dopage, des médias stupides et partisans qui flattent en permanence l'esprit de clocher qui sommeille en chaque Français, des podiums qui écrasent et méprisent tous ceux qui n'ont pas eu les moyens de monter dessus, des arbitres au dessous de tout soupçon : navrant spectacle qui ne peut que désoler le sportif que je suis.
Dernière remarque, cette tendance quasi permanente des pouvoirs publics à nous pousser vers les activités physiques à peu de liens avec le souci véritable de notre santé. Il s'agit avant tout de faire faire des économies à la sécurité sociale. Par ailleurs un travailleur moderne en pleine forme est un travailleur qui rapporte. Un travailleur en mauvaise forme physique est un boulet dont on se débarrassera à la première occasion.
Enfin la folie qui s'empare des foules à l'occasion des événements sportifs n'est pas très éloignée de celle qui prévalut du temps de Hitler et de Mussolini.
Il faut donner au peuple, disait-on jadis, du pain et les jeux, et il sera heureux.
Aujourd'hui il n'y a plus beaucoup de pain, il reste les jeux, mais je doute que le peuple soit heureux.
Et s'il est heureux avec ça alors c'est encore plus grave que je ne le pense. Cela voudrait dire que Georges Orwell avait raison, que Coca-Cola et ses acolytes ont gagné, et qu' il n'y a plus de cerveau disponible pour TF1.
Une citation de Orwell, un connaisseur en manipulation des masses, pour terminer :
Serious sport has nothing to do with fair play. It is bound up with hatred, jealousy, boastfulness, disregard of all rules and sadistic pleasure in witnessing violence: in other words, it is war minus the shooting... there are quite enough real causes of trouble already, and we need not add to them by encouraging young men to kick each other on the shins amid the roars of infuriated spectators. ~George Orwell
Le sport sérieux n'a rien à voir avec le fair-play. Il est lié à la haine, la jalousie, la forfanterie, le mépris de toutes règles et le plaisir sadique à être témoin de violence: en d'autres termes, c'est la guerre, sans les balles ... Il ya déjà bien assez de causes réelles de difficultés , n'en ajoutons pas en encourageant les jeunes hommes à se taper dessus au milieu des rugissements de spectateurs furieux. ~ George Orwell
Enfin la folie qui s'empare des foules à l'occasion des événements sportifs n'est pas très éloignée de celle qui prévalut du temps de Hitler et de Mussolini.
Il faut donner au peuple, disait-on jadis, du pain et les jeux, et il sera heureux.
Aujourd'hui il n'y a plus beaucoup de pain, il reste les jeux, mais je doute que le peuple soit heureux.
Et s'il est heureux avec ça alors c'est encore plus grave que je ne le pense. Cela voudrait dire que Georges Orwell avait raison, que Coca-Cola et ses acolytes ont gagné, et qu' il n'y a plus de cerveau disponible pour TF1.
Une citation de Orwell, un connaisseur en manipulation des masses, pour terminer :
Serious sport has nothing to do with fair play. It is bound up with hatred, jealousy, boastfulness, disregard of all rules and sadistic pleasure in witnessing violence: in other words, it is war minus the shooting... there are quite enough real causes of trouble already, and we need not add to them by encouraging young men to kick each other on the shins amid the roars of infuriated spectators. ~George Orwell
Le sport sérieux n'a rien à voir avec le fair-play. Il est lié à la haine, la jalousie, la forfanterie, le mépris de toutes règles et le plaisir sadique à être témoin de violence: en d'autres termes, c'est la guerre, sans les balles ... Il ya déjà bien assez de causes réelles de difficultés , n'en ajoutons pas en encourageant les jeunes hommes à se taper dessus au milieu des rugissements de spectateurs furieux. ~ George Orwell