Moraliser le capitalisme : bel exemple d'oxymore !
Les patrons de la Société générale et de GDF-Suez ont renoncé à leurs stock-options, les 3,2 millions d'euros de parachutes dorés touchés par le patron de Valeo ont suscité l'indignation de Nicolas Sarkozy. "Ce n'est pas responsable, ce n'est pas honnête", a condamné le chef de l'Etat, qui pourrait par ailleurs, dit-on, renoncer à son titre de coprince d'Andorre.
Bref, l'heure est à la moralisation du capitalisme. La crise a quitté le terrain du chômage et de la déflation pour s'installer sur celui du bien et du mal, elle délaisse le PIB et les indices boursiers pour le juste et l'injuste. Autant dire que l'avis des économistes n'est plus d'un grand secours. Il est plus utile de consulter les philosophes pour tenter d'y voir - un peu - plus clair. La réédition du livre de l'un d'eux, André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel) tombe au bon moment. Ecoutons donc la parole du philosophe.
Elle nous dit que le capitalisme, c'est-à-dire ce système économique caractérisé par la propriété privée des moyens de production et d'échange, par la liberté du marché et par le salariat, n'est ni moral ni immoral. Il est "totalement, radicalement, définitivement" amoral. L'économie, qui est à la fois science et technique, lesquelles n'ont pas de morale, ne peut, a fortiori, en avoir une. Elle est sans volonté ni conscience. "L'économie, ce sont des hommes et des femmes, en effet ; mais elle n'obéit à aucun d'entre eux, ni même à leur somme. Que tout le monde veuille la croissance, cela n'a jamais suffi à empêcher une récession."
Le capitalisme, nous explique aussi Comte-Sponville, est aussi par nature inégalitaire : système économique qui sert, avec de la richesse, à produire plus de richesse. Dans lequel l'argent va à l'argent. "La meilleure façon de s'enrichir, dans un pays capitaliste, c'est d'être riche." Mais c'est aussi de son amoralité que le capitalisme tire sa force, "son essence actuelle et active", en demandant aux individus de n'être qu'exactement ce qu'ils sont : égoïstes et intéressés. Adam Smith (économiste et philosophe de la morale) l'avait déjà noté : "Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme." Le péché originel du capitalisme, c'est donc de fonctionner à l'égoïsme, mais c'est aussi sa "vertu" économique. A l'inverse du marxisme, qui a voulu moraliser l'économie, qui a voulu en finir avec l'aliénation, l'injustice, l'exploitation de l'homme par l'homme, mais qui a économiquement échoué.
De ces grands principes, Comte-Sponville tire un certain nombre de leçons pour l'actualité immédiate. D'abord, il faut se méfier des faux-semblants moraux dont s'entoure le capitalisme. Dans le système capitaliste, une entreprise n'a d'autre objectif que de dégager du profit, et le plus possible. C'est même "moralement" nécessaire, puisque le seul moyen de faire reculer la pauvreté, c'est de créer de la richesse. D'où la grande réserve de Comte-Sponville vis-à-vis de la mode de l'éthique d'entreprise, qui prétend allier moralité et rentabilité. Kant avait déjà décrit " ce marchand avisé" qui n'était honnête que pour garder ses clients. Par intérêt, c'est son désintéressement. Le capitalisme en est incapable.
De cela, un autre enseignement : espérer que le capitalisme devienne un jour "intrinsèquement" moral, c'est-à-dire mû par la vertu et non plus par l'intérêt, est une illusion. Et il ne faut pas compter sur la morale pour en corriger les dérives et les excès, mais sur le droit, les Etats, la politique, pour fixer au marché des limites externes qu'il est lui-même, la crise l'a démontré, incapable d'établir spontanément. Mais Comte-Sponville se méfie aussi d'une politique de bons sentiments dont les effets économiques seraient négatifs - comme celle qui ferait partir à l'étranger les talents. "L'enfer économique peut être pavé de bonnes intentions morales."
Mais, qu'on se rassure, notre philosophe est "moralement" choqué par les injustices du capitalisme, par les inégalités et par les salaires astronomiques de tel ou tel patron. Il l'est toutefois plus encore par les fortunes héritées de naissance et avoue ne pas bien comprendre pourquoi l'opinion publique française n'est pas plus émue par les fortunes, tout aussi choquantes, amassées par les footballeurs ou certains artistes. Il ne juge pas "immoral" de faire fortune, l'important étant, selon lui, moins ce qu'on gagne que ce qu'on fait de l'argent qu'on a gagné : seul ce qu'on donne est "moralement" méritoire.
La place que la morale peut occuper dans le capitalisme est celle que les individus lui assurent par leur comportement individuel. Celui de l'exemplarité, comme ces patrons japonais réduisant spontanément - eux - leurs salaires et renonçant aux avantages liés à leur fonction. A ce titre - mais là ce n'est plus le philosophe qui parle -, les vacances luxueuses d'un chef d'Etat peuvent apparaître tout aussi "moralement" choquantes que les stock-options des patrons et ne mettent guère le premier en position de donner des leçons de morale aux seconds.
Source :
delhommais@lemonde.fr
Pierre-Antoine Delhommais
LE MONDE
Bref, l'heure est à la moralisation du capitalisme. La crise a quitté le terrain du chômage et de la déflation pour s'installer sur celui du bien et du mal, elle délaisse le PIB et les indices boursiers pour le juste et l'injuste. Autant dire que l'avis des économistes n'est plus d'un grand secours. Il est plus utile de consulter les philosophes pour tenter d'y voir - un peu - plus clair. La réédition du livre de l'un d'eux, André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel) tombe au bon moment. Ecoutons donc la parole du philosophe.
Elle nous dit que le capitalisme, c'est-à-dire ce système économique caractérisé par la propriété privée des moyens de production et d'échange, par la liberté du marché et par le salariat, n'est ni moral ni immoral. Il est "totalement, radicalement, définitivement" amoral. L'économie, qui est à la fois science et technique, lesquelles n'ont pas de morale, ne peut, a fortiori, en avoir une. Elle est sans volonté ni conscience. "L'économie, ce sont des hommes et des femmes, en effet ; mais elle n'obéit à aucun d'entre eux, ni même à leur somme. Que tout le monde veuille la croissance, cela n'a jamais suffi à empêcher une récession."
Le capitalisme, nous explique aussi Comte-Sponville, est aussi par nature inégalitaire : système économique qui sert, avec de la richesse, à produire plus de richesse. Dans lequel l'argent va à l'argent. "La meilleure façon de s'enrichir, dans un pays capitaliste, c'est d'être riche." Mais c'est aussi de son amoralité que le capitalisme tire sa force, "son essence actuelle et active", en demandant aux individus de n'être qu'exactement ce qu'ils sont : égoïstes et intéressés. Adam Smith (économiste et philosophe de la morale) l'avait déjà noté : "Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme." Le péché originel du capitalisme, c'est donc de fonctionner à l'égoïsme, mais c'est aussi sa "vertu" économique. A l'inverse du marxisme, qui a voulu moraliser l'économie, qui a voulu en finir avec l'aliénation, l'injustice, l'exploitation de l'homme par l'homme, mais qui a économiquement échoué.
De ces grands principes, Comte-Sponville tire un certain nombre de leçons pour l'actualité immédiate. D'abord, il faut se méfier des faux-semblants moraux dont s'entoure le capitalisme. Dans le système capitaliste, une entreprise n'a d'autre objectif que de dégager du profit, et le plus possible. C'est même "moralement" nécessaire, puisque le seul moyen de faire reculer la pauvreté, c'est de créer de la richesse. D'où la grande réserve de Comte-Sponville vis-à-vis de la mode de l'éthique d'entreprise, qui prétend allier moralité et rentabilité. Kant avait déjà décrit " ce marchand avisé" qui n'était honnête que pour garder ses clients. Par intérêt, c'est son désintéressement. Le capitalisme en est incapable.
De cela, un autre enseignement : espérer que le capitalisme devienne un jour "intrinsèquement" moral, c'est-à-dire mû par la vertu et non plus par l'intérêt, est une illusion. Et il ne faut pas compter sur la morale pour en corriger les dérives et les excès, mais sur le droit, les Etats, la politique, pour fixer au marché des limites externes qu'il est lui-même, la crise l'a démontré, incapable d'établir spontanément. Mais Comte-Sponville se méfie aussi d'une politique de bons sentiments dont les effets économiques seraient négatifs - comme celle qui ferait partir à l'étranger les talents. "L'enfer économique peut être pavé de bonnes intentions morales."
Mais, qu'on se rassure, notre philosophe est "moralement" choqué par les injustices du capitalisme, par les inégalités et par les salaires astronomiques de tel ou tel patron. Il l'est toutefois plus encore par les fortunes héritées de naissance et avoue ne pas bien comprendre pourquoi l'opinion publique française n'est pas plus émue par les fortunes, tout aussi choquantes, amassées par les footballeurs ou certains artistes. Il ne juge pas "immoral" de faire fortune, l'important étant, selon lui, moins ce qu'on gagne que ce qu'on fait de l'argent qu'on a gagné : seul ce qu'on donne est "moralement" méritoire.
La place que la morale peut occuper dans le capitalisme est celle que les individus lui assurent par leur comportement individuel. Celui de l'exemplarité, comme ces patrons japonais réduisant spontanément - eux - leurs salaires et renonçant aux avantages liés à leur fonction. A ce titre - mais là ce n'est plus le philosophe qui parle -, les vacances luxueuses d'un chef d'Etat peuvent apparaître tout aussi "moralement" choquantes que les stock-options des patrons et ne mettent guère le premier en position de donner des leçons de morale aux seconds.
Source :
delhommais@lemonde.fr
Pierre-Antoine Delhommais
LE MONDE