L’accord « pour le développement et la protection des œuvres et programmes culturels sur les nouveaux réseaux » a été signé par les pouvoirs publics, par quarante organisations d’ayants droit de la musique, du cinéma, de la télévision, et par des prestataires techniques télécoms. Il est intéressant de noter que les représentants des artistes-interprètes et des consommateurs n’étaient pas conviés à la table des discussions. Ensemble, les signataires ont décidé de la mise en place d’un mécanisme de dissuasion qui prévoit qu’en cas de récidive, après un premier avertissement par e-mail, l’internaute pris en flagrant délit de téléchargement illégal sera privé, d’abord temporairement, puis définitivement, de son accès à Internet. Il prévoit aussi une expérimentation du filtrage des réseaux par les fournisseurs d’accès. En contrepartie, les ayants droit s’engagent à des améliorations dans l’offre légale.
En pratique, les obstacles à la mise en œuvre de l’accord sont toutefois nombreux. Le dispositif de « riposte graduée » avait déjà été proposé en 2006 dans le cadre de la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI). Le Conseil constitutionnel l’avait censuré, jugeant qu’il n’était pas conforme à la Constitution de créer une différence de traitement entre le téléchargement non autorisé, réalisé grâce aux réseaux d’échange de fichiers, et les autres types de contrefaçon — punies, elles, de trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende. Pour tenter de contourner cet obstacle, ce n’est donc plus le téléchargement-contrefaçon qui sera sanctionné, mais le fait de ne pas avoir su sécuriser son accès et empêcher que quelqu’un télécharge chez soi.
On voit les limites et les risques d’injustices qu’implique cette responsabilité par ricochet. Comment un parent qui a ouvert l’accès à Internet à son nom va-t-il s’assurer que son enfant ne contournera pas les outils de contrôle qu’il aura péniblement installés grâce à la notice technique de son fournisseur d’accès ? Comment même s’assurer que ces outils seront efficaces, d’autant que le Wi-Fi rend les accès facilement piratables ? C’est placer une foi irraisonnée dans la technologie que de faire reposer des sanctions contre les citoyens sur l’efficacité technique.
Pire : l’accord prévoit que l’autorité administrative qui aura la charge d’ordonner les sanctions agira sur plainte depuis un dossier à charge monté par les ayants droit eux-mêmes, à partir des éléments de preuve qu’ils auront collectés. Les députés ne sauraient accepter un tel processus, pas plus que le Conseil constitutionnel.
Enfin, pour mettre en œuvre le procédé, il est prévu qu’un fichier des internautes condamnés soit créé, à l’image du fichier de la Banque de France pour les incidents de paiement de crédits : si l’on est fiché, impossible de s’abonner. Les normes européennes et la jurisprudence de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) exigent que de tels fichages soient temporaires et surtout annulables dès lors que la personne fichée règle sa dette. Or, puisque ce n’est pas le téléchargement qui est directement sanctionné, même le paiement de l’œuvre piratée ne devrait pas provoquer le retrait de l’inscription au fichier.
Réprimer plutôt qu’évoluer
On le voit donc, malgré les déclarations fortes du chef de l’Etat, il n’est pas du tout garanti que le mécanisme promis aux ayants droit soit effectivement mis en place avant l’été, comme il a été annoncé. On s’étonne alors que les quelques améliorations prévues de l’offre légale, d’ailleurs insuffisantes, soient conditionnées à la mise en place effective du procédé de dissuasion, et assorties d’un délai. Concrètement, rien ne sera amélioré avant 2009. Pourtant, c’est avant tout par l’offre, et non par le contrôle de la demande, que l’industrie culturelle renouera avec la croissance. Ce ne sera pas, en tout état de cause, en foulant aux pieds les principes démocratiques élémentaires.
Dès lors, à qui profite le crime ? Il y a deux ans, lors de l’examen de la loi DADVSI, un dispositif de compromis avait été proposé par des députés venus de tous bords : la licence globale. Le principe était simple. Moyennant le paiement d’une somme forfaitaire au fournisseur d’accès à Internet, les abonnés disposaient du droit de télécharger et de mettre à disposition des œuvres sans risque de poursuite judiciaire. Directement inspiré du modèle qui avait légalisé les radios libres, le système de licence globale permettait de concilier les nouveaux usages sur les réseaux avec l’intérêt des artistes. Ces derniers recevraient en effet leur quote-part de la somme versée par les abonnés à Internet, au prorata du nombre de téléchargements de leurs œuvres. Les producteurs s’étaient cependant violemment opposés à une telle solution. Contrairement à ce qu’ils ont alors prétendu, leur opposition n’était pas motivée par d’éventuelles difficultés techniques de mise en place — elles sont les mêmes que pour la mise en place du système de dissuasion —, mais par la crainte de perdre leur contrôle sur la distribution.
Si l’on autorise l’internaute, c’est-à-dire le consommateur final, à devenir lui-même distributeur de musique (le cinéma est à part), on démultiplie d’autant le nombre de sources de distribution et de promotion légale des œuvres. Depuis que la culture est devenue une industrie, sous l’impulsion notamment des maisons de disques, le modèle économique de cette industrie repose sur le contrôle de l’offre à travers la production d’un petit nombre d’artistes, et de la demande à travers la distribution et la promotion. Mais, sur Internet, les coûts de distribution sont nuls : tout artiste peut s’adresser directement à son public, et le public joue lui-même le rôle de distributeur et de promoteur.
En refusant la licence globale et en pénalisant les internautes qui distribuent les œuvres, les producteurs veulent sauvegarder à tout prix leur statut d’intermédiaire, qui leur permet de contrôler la chaîne de bout en bout et de s’octroyer la part du lion, alors qu’ils ont cessé d’être indispensables. Les fournisseurs d’accès se plient à cette stratégie car, en tant que premier intermédiaire entre l’abonné et l’Internet, ils espèrent capter une part des revenus culturels en accroissant leur propre rôle de distributeurs de musique et de cinéma. C’est donc au nom d’une vision propriétaire de la culture que cet accord Olivennes a été signé, en réaction à l’idée croissante qu’Internet permet de donner le pouvoir au public et aux artistes eux-mêmes. Tout est mis en œuvre pour que rien ne change.
C’est la victoire d’une vision consumériste de la culture, contrôlée par un petit nombre de producteurs en lien avec un petit nombre de diffuseurs. Cette vision souffrira du développement inexorable des réseaux, qui amène, bien au-delà de la musique et du cinéma, à une véritable révolution sociétale où la connaissance et plus largement la culture ne se marchandent plus, mais se partagent entre égaux. Beaucoup plus qu’économique ou technique, l’accord Olivennes est donc avant tout un accord hautement politique, qui vise à freiner l’avènement perceptible d’un néo-communisme numérique. C’est ce combat-là que mène Nicolas Sarkozy dans sa « campagne de civilisation » de l’Internet.
Guillaume Champeau
Guillaume Champeau dirige le site Ratiatum, spécialisé dans la culture numérique.