
En novembre 2024, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié les résultats de sa grande enquête nationale sur la sexualité des Français.
Cette étude, nommée "Contexte des sexualités en France" (CSF-2023), constitue la quatrième enquête de cette ampleur réalisée en France, après celles de 1970, 1992 et 2006. Elle offre un panorama complet des évolutions dans les comportements, pratiques et représentations sexuelles au sein de la société française.
Les conclusions de cette recherche révèlent ce que les chercheurs ont nommé "le paradoxe contemporain de la sexualité", caractérisé par une diversification accrue des pratiques sexuelles conjuguée à une diminution de l'intensité de l'activité sexuelle. Cette étude minutieuse, d'une grande portée scientifique et sociologique, met en lumière les transformations profondes qui traversent la société française.
Une méthodologie rigoureuse et innovante
L'enquête CSF-2023, fruit de cinq années de travail, a nécessité une préparation minutieuse depuis son lancement à l'automne 2019, avant d'être retardée par la pandémie de Covid-19.
Cette recherche d'envergure a été menée par l'Inserm à l'initiative de l'ANRS Maladies infectieuses émergentes, en collaboration avec l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Santé publique France. Elle a impliqué une équipe pluridisciplinaire composée de chercheurs en sociologie, démographie, épidémiologie et économie. La méthodologie adoptée se démarque par sa rigueur et son ampleur exceptionnelles, avec un échantillon représentatif de 31 518 personnes âgées de 15 à 89 ans, interrogées entre fin 2022 et fin 2023.
L'enquête a été structurée autour de trois volets complémentaires, permettant d'aborder la sexualité sous différents angles.
Le premier volet consistait en un questionnaire téléphonique d'une durée moyenne de 34 minutes, explorant les caractéristiques sociales et démographiques des participants, leurs opinions et représentations sur la sexualité, leurs pratiques sexuelles, ainsi que leur recours aux méthodes préventives.
Le deuxième volet prenait la forme d'un auto-questionnaire en ligne d'environ 30 minutes, proposé aux répondants majeurs, approfondissant certaines thématiques comme la sexualité numérique, le dernier rapport sexuel ou encore la santé mentale.
Enfin, un troisième volet nommé "PrévIST" était consacré à l'estimation de la prévalence des infections sexuellement transmissibles (IST) grâce à des auto-prélèvements biologiques réalisés par les adultes de moins de 60 ans.
Le paradoxe contemporain de la sexualité : plus de diversité, moins d'intensité
L'un des résultats majeurs de cette enquête réside dans ce que les chercheurs ont qualifié de "paradoxe contemporain de la sexualité", caractérisé par une augmentation de la diversité des pratiques et des partenaires simultanément à une diminution de l'intensité de l'activité sexuelle . Ce phénomène complexe se manifeste à travers plusieurs tendances significatives qui témoignent d'une transformation profonde des comportements sexuels en France.
Une multiplication des partenaires sexuels
L'enquête révèle une augmentation considérable du nombre moyen de partenaires sexuels au cours de la vie.
Entre 2006 et 2023, ce nombre est passé de 4,5 à 7,9 pour les femmes et de 11,9 à 16,4 pour les hommes. Cette évolution est particulièrement marquante chez les femmes, pour lesquelles le nombre moyen de partenaires a doublé en 30 ans, passant de 3,4 en 1992 à 7,9 en 2023, témoignant d'une réduction progressive des inégalités de genre dans ce domaine.
Le multipartenariat, défini comme le fait d'avoir eu plusieurs partenaires sexuels au cours des douze derniers mois, a également connu une progression significative, notamment chez les jeunes adultes. Entre 1992 et 2023, la proportion de femmes de 18-29 ans déclarant plusieurs partenaires sur l'année écoulée est passée de 9,6% à 23,9%, tandis que chez les hommes du même âge, cette proportion est passée de 22,9% à 32,3%.
Une baisse de la fréquence des rapports sexuels
Paradoxalement, parallèlement à cette multiplication des partenaires, l'enquête met en évidence une diminution de la fréquence des rapports sexuels.
Parmi les hommes en couple, le nombre moyen de rapports au cours des quatre semaines précédant l'enquête était de 6,7 en 2023, contre 8,7 en 2006. De même, le pourcentage d'hommes ayant eu des rapports sexuels au cours de l'année écoulée a connu une baisse régulière, passant de 92,1% en 1992 à 89,1% en 2006, puis à 81,6% en 2023.
Cette tendance à la diminution de l'activité sexuelle s'observe dans toutes les tranches d'âge et concerne aussi bien les femmes que les hommes, qu'ils soient en couple ou non.
Une diversification des pratiques sexuelles
En parallèle de ces évolutions quantitatives, l'enquête met en lumière une diversification significative des pratiques sexuelles, notamment chez les femmes.
La pratique de la masturbation s'est considérablement développée, passant de 42,4% en 1992 à 72,9% en 2023 chez les femmes. De même, la pénétration anale a connu une augmentation de 15,5 points chez les femmes et de 27,8 points chez les hommes entre 1992 et 2023. Le sexe oral s'est également répandu, contribuant à un élargissement du répertoire sexuel des Français.
Cette évolution témoigne d'une redéfinition de l'activité sexuelle, devenant "moins axée sur la pénétration vaginale". Néanmoins, l'étude souligne que "les écarts de déclarations entre les femmes et les hommes restent marqués, en particulier s'agissant de la pratique de la masturbation et de la pénétration anale".
Évolution de l'entrée dans la sexualité et de la prévention
L'enquête CSF-2023 permet également d'observer des évolutions significatives concernant l'entrée dans la sexualité.
Après plusieurs décennies de baisse continue depuis les années 1960, l'âge médian du premier rapport sexuel connaît désormais une légère augmentation. Il est passé de 17,3 ans chez les femmes comme chez les hommes au milieu des années 2000, à 18,2 ans chez les femmes et 17,7 ans chez les hommes en 2023.
Cette inversion de tendance pourrait refléter une évolution des mentalités et une prise de conscience accrue des risques liés à une activité sexuelle précoce.
Cependant, l'enquête révèle une baisse préoccupante de la prévention lors de l'entrée dans la vie sexuelle. En 2023, 75% des femmes et 85% des hommes déclarent avoir utilisé un moyen de contraception lors de leur premier rapport sexuel, contre respectivement 90% et 87,8% en 2006.
Cette diminution du recours à la contraception et au préservatif s'observe également lors des premiers rapports avec de nouveaux partenaires. Lors d'un premier rapport sexuel avec un partenaire rencontré au cours des 12 derniers mois, seuls 52,6% des hommes et 49,4% des femmes disent avoir utilisé un préservatif.
Cette tendance s'avère préoccupante dans un contexte où les infections sexuellement transmissibles connaissent une recrudescence. L'enquête montre notamment que la prévalence de l'infection à Chlamydia Trachomatis est plus élevée chez les personnes ayant eu plusieurs partenaires dans les 12 derniers mois (1,5% chez les femmes et 2,9% chez les hommes) que chez celles n'ayant déclaré qu'un seul partenaire (0,9% chez les femmes et 0,6% chez les hommes de 18-59 ans).
Diversité des orientations sexuelles et acceptation sociale
L'enquête CSF-2023 met en évidence une acceptation croissante de la diversité des orientations sexuelles au sein de la société française.
En 2023, 69,6% des femmes et 56,2% des hommes de plus de 18 ans considèrent que l'homosexualité est "une sexualité comme une autre". Cette évolution des mentalités s'accompagne d'une augmentation des expériences homosexuelles déclarées. En 2023, 8,4% des femmes et 7,5% des hommes de 18-89 ans déclarent avoir eu au moins un partenaire de même sexe au cours de leur vie.
Ces expériences sont particulièrement fréquentes chez les jeunes adultes, avec 14,8% des femmes et 9,3% des hommes de 18-29 ans déclarant avoir eu au moins un partenaire du même sexe. L'enquête observe pour la première fois une proportion plus élevée de femmes que d'hommes déclarant des rapports homosexuels chez les jeunes adultes.
En termes d'identité sexuelle, l'enquête révèle qu'en 2023, 1,3% des femmes et 2,3% des hommes de 18-89 ans définissent leur sexualité comme homosexuelle, tandis que 2,8% des femmes et 2,3% des hommes se disent bisexuels, et 1,5% des femmes et 0,6% des hommes se considèrent pansexuels.
Ces identifications non hétérosexuelles sont plus fréquentes chez les 18-29 ans, témoignant d'une plus grande diversité des orientations sexuelles chez les jeunes générations, ainsi que d'une plus grande capacité à les nommer et à les affirmer.
L'émergence de la sexualité numérique
L'un des aspects novateurs de l'enquête CSF-2023 réside dans son exploration de la sexualité numérique, phénomène qui a pris une ampleur considérable avec le développement des technologies de l'information et de la communication. En 2023, 33% des femmes et 46,6% des hommes de 18 à 89 ans déclarent avoir eu une expérience sexuelle en ligne avec une autre personne, que ce soit en se connectant à un site de rencontre, en rencontrant un partenaire sexuel en ligne, ou en échangeant des images ou vidéos intimes. Ces pratiques sont particulièrement répandues chez les jeunes adultes et au sein des minorités sexuelles.
Le développement massif des outils numériques a créé de nouveaux espaces de sociabilité et de nouveaux modes d'échanges sexuels, transformant profondément l'expérience de la sexualité, qui "n'est plus uniquement vécue dans l'espace physique mais aussi dans l'espace numérique". Cette évolution peut contribuer à expliquer le paradoxe contemporain de la sexualité, en offrant des alternatives aux rencontres et aux relations physiques traditionnelles. Cependant, cette sexualité numérique n'est pas sans risques, puisqu'un homme sur quatre et une femme sur trois âgés de 18 à 29 ans déclarent avoir vécu une expérience préjudiciable en ligne, comme du harcèlement sexuel.
Violences sexuelles et consentement
L'enquête CSF-2023 révèle également la persistance préoccupante des violences sexuelles, tout en mettant en évidence une évolution de leur perception et de leur déclaration.
En 2023, 29,8% des femmes de 18-69 ans déclarent avoir subi un rapport forcé ou une tentative de rapport forcé au cours de leur vie, contre 15,9% en 2006. Chez les hommes, cette proportion est passée de 4,6% en 2006 à 8,7% en 2023. Cette augmentation doit être interprétée avec prudence, car elle traduit à la fois une possible hausse des violences, mais surtout "une baisse d'un seuil de tolérance aux violences sexuelles" et "une plus grande capacité à qualifier ces faits et à les déclarer dans les enquêtes".
L'enquête souligne que les violences sexuelles sont particulièrement fréquentes chez les personnes ayant des partenaires de même sexe, concernant 53,1% des femmes et 29,5% des hommes de cette population.
Cette surexposition aux violences contribue à expliquer la dégradation de leur état de santé mentale par rapport aux personnes hétérosexuelles. En effet, 35,9% des femmes et 23,4% des hommes ayant des rapports avec des partenaires du même sexe présentent des signes de dépression modérée à sévère, soit environ deux fois plus que dans la population hétérosexuelle.
Conclusion : implications pour les politiques de santé sexuelle
L'enquête CSF-2023 de l'Inserm offre un éclairage précieux sur les transformations profondes qui traversent la sexualité des Français. Le paradoxe contemporain qu'elle met en lumière - une diversification des pratiques et des partenaires conjuguée à une diminution de l'intensité de l'activité sexuelle - témoigne de l'évolution complexe des comportements sexuels au sein de notre société. Ces résultats invitent à repenser les approches en matière d'éducation à la sexualité et de prévention des risques sexuels.
Cette étude a été conçue pour fournir des indicateurs clés permettant d'évaluer la stratégie nationale de santé sexuelle à l'horizon 2030. Ses conclusions soulignent l'importance d'adapter les politiques publiques aux nouvelles réalités de la sexualité, notamment en renforçant la prévention des infections sexuellement transmissibles dans un contexte de multiplication des partenaires et de diminution du recours au préservatif. En réponse à ces enjeux, la ministre de l'Éducation nationale a récemment dévoilé le premier programme national d'éducation à la sexualité, dont la mise en œuvre est prévue pour septembre 2025 dans les écoles, collèges et lycées.
L'enquête CSF-2023 de l'Inserm constitue ainsi une ressource inestimable pour comprendre les évolutions de la sexualité des Français et pour orienter les politiques publiques en matière de santé sexuelle. Elle invite à poursuivre la recherche et la réflexion sur ces questions essentielles, afin de promouvoir une sexualité épanouie, respectueuse et responsable au sein de notre société.
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