Treize minutes d’éternité à l’Académie en l’absence de François Weyergans
C’est tout un art de savoir jusqu’où aller trop loin. François Weyergans y est passé maître. Sa réception cet après-midi à l’Académie française l’a consacré dans cette discipline. S’il est un lieu attaché au respect maniaque du rituel, c’est bien cette Maison. On ne déroge pas. Comme tout y est grandeur d’apparat, gardes républicains et roulements de tambour, on y voue un attachement chronique et anachronique au règlement. Donc, l’heure c’est l’heure. 15 heures précises indiquait le carton d’invitation. C’est donc aux trois coups que la verte compagnie fit son entrée. Sans l’élu. Pas là. Connu pour ses retards à l’allumage et à la livraison, l’écrivain ne pouvait décemment démentir sa légende. Alors pour la première fois depuis un paquet de siècles, on fit l’éloge du nouveau en son absence.
Erik Orsenna s’y colla dans un discours qui mériterait de figurer dans une anthologie –mais de quoi ? Ad libitum. « Vous voici enfin ! Elu le 26 mars 2009, reçu aujourd’hui, 27 mois plus tard. Nous avons failli attendre… » Un exercice de haute voltige qui consistait à anticiper le retard, l’absence, le renoncement, ou qui sait, la mort prématurée du nouvel immortel. Orsenna avait beau jeu de demander qu’on lui pardonne quelques inexactitudes en les souhaitant éphémères, son discours ayant été écrit il y a quelques temps et se révélant peut-être inadapté. Le suspens était intolérable. Erik Orsenna eut beau célébrer le génie de l’esquive de l’élu, point de Weyergans à l’horizon. Un huissier à chaîne pectorale murmura à l’oreille d’Hélène Carrère d’Encausse que la voiture de l’Académie envoyée chercher le personnage était bloquée dans une manifestation au Trocadéro, un léger haussement d’épaules accueillit cette révélation : Weyergans n’habite pas par là, et puis quand on est reçu quai Conti on déjeune à côté par prudence et de toutes façons, le doyen de l’Académie était à peine né la dernière fois qu’on a osé manifesté au Trocadéro. Et soudain, alors qu’Orsenna martelait lentement pour faire durer à l’adresse d’un fauteuil vide au No 32 : « Vous avez ce genre d’audaces que la langue française appelle bellement culot, ou aplomb ou toupet. Pour cela, d’abord, je vous salue. » Alors François Weyergans fit son entrée par le côté, ses feuillets sous le bras, sous les rires. Il était 15h13. Treize minutes de retard, c’est ce qui s’appelle savoir jusqu’où aller trop loin. Ce qui n’est pas la moindre habileté de la part d’un ancien critique des Cahiers du cinéma qui, sous des dehors lunaires et fantaisistes, a osé adressé une lettre flagorneuse à chaque académicien, louant à chaque fois dans le détail l’un de ses livres les plus oubliés, afin d’obtenir sa voix au vote final, ce qui n’est pas une mince prouesse quand on songe au travail et à l’esprit de sacrifice intellectuel que cela suppose. Cette oeuvre-là arriva à l’heure. Mais letiming de son retard académique était trop bien ajusté pour être honnête ; ceux qui s’attendaient à ce qu’il arrive à la toute fin, en tenue d’anachorète mais l’épée au côté, en ont été pour leurs frais.
Il s’assit et Erik Orsenna put poursuivre dans sa veine, drôle et émouvante, louant l’un de ses plus beaux livres Macaire le copte, donnant des extraits d’autres de ses textes, racontant sa vie, un peu, et son œuvre, beaucoup. Ce qui est toujours préférable pour un écrivain. D’autant que les collègues étaient aussi rares dans le public (Eric Fottorino, Patrick Rambaud, Olivier Germain-Thomas, Serge Koster) que sur l’arc-en-siège de l’Académie où vingt-huit immortels à peine sur quarante avaient répondu à l’appel (tous ne sont pas morts pourtant). On comprend que leur mère supérieure, comme l’appelle Orsenna, soit préoccupée. Weyergans écoutait d’une oreille distraite, préférant bavarder avec son voisin Rinaldi avant de se faire rappeler à l’ordre. Ce qui lui permit d’entendre Orsenna le traiter à plusieurs reprises de malade, de névrosé et d’agoraphobe (manifestement, ce mal s’arrête aux grandeurs d’établissement) avant de le comparer à Lewis Caroll, Kafka, La Rochefoucauld et Sacha Guitry, ce qui fait beaucoup pour de grands hommes à loger en un seul homme, surtout s’il est agoraphobe.
Quand ce fut son tour, il se lança de telle manière, sur un vers de Mallarmé, que l’on put se demander comme et quand cela allait se terminer. Car lu selon la tradition en petit comité la semaine dernière, son éloge de Maurice Rheims était si bref (17 minutes chrono) qu’il fut envisagé de projeter des extraits de ses films afin de meubler. L’auditoire retint son souffle, à commencer par ceux qui l’ont pratiqué, les éditeurs (Olivier Nora, Antoine Gallimard, Léonello Brandolini), les amis et mécènes (Pierre Bergé, Michel Piccoli) et sa maman chez qui il avait passé trois jours, ce qui lui donna matière à Goncourt. Fidèle à sa manière, le Woody Allen belge, plus malin que l’autre, s’en alla ça et là, prévenant qu’il serait fidèle à l’étymologie de « discourir », ce qui permet de raconter un peu n’importe quoi dans un étourdissant chaos de mots, de références et d’idées, en donnant l’illusion d’élever la digression au rand d’un des beaux-arts. On eut droit ainsi à des considérations sur les dictionnaires, Vaugelas, Bécherelle, Hemingway, Fénelon mais pas toujours à propos, avant d’entendre parler de son prédécesseur à ce fauteuil, celui dont il était censé faire l’éloge, et de sembler terminer : « Puis-je maintenant dire : je suis venu nombreux », escorté par tous ses personnages.
Il était 16h, les cloches le rappelaient. Avec Weyergans, quand il n’y en a plus, il y en a encore : hommage aux dissidents chinois, au cinéaste iranien Jafar Panahi, à son ami Maurice Béjart au centre de son prochain livre, à Louis XIV qui dansait beaucoup mieux que Louis XIII. C’était toujours aussi drôle, souvent brillant, sans queue ni tête, ses feuillets s’étant mélangés dans le taxi pendant qu’il les corrigeait à la diable (ce qui ruina la thèse de la voiture de l’Académie). Tous ces calembours ne faisaient pas mouche, non plus que ses traits. L’allusion à « l’autofiction qui m’insupporte » laissa de marbre la mère supérieure, qui connaît pourtant bien l’auteur de Roman russe ; elle regardait sa montre, ce show ne semblant pas de son goût. C’est le problème avec les procrastinateurs. Quand ils s’y mettent enfin, impossible d’en sortir. Même Orsenna s’impatientait. Son ami se souvint qu’il était écrit « Eloge » sur le carton d’invitation et le voilà parti dans la lointaine étymologie du mot. Le fantôme de Maurice Rheims passait une tête de temps en temps.
Quand il annonca enfin « Pour finir… », l’académicien qui pioncait depuis le début se réveilla avec le sourire. « Je fus son lecteur, il fut votre ami ». Il était 16.33 sous la coupole. Il eut y eut des rappels mais l’artiste ne bissa point. François Weyergans ayant rapporté qu’au Japon, une tradition kabuki veut qu’un artiste reprenne le nom d’un glorieux prédécesseur (« un peu comme si Michel Piccoli se rebaptisait Louis Jouvet IV »), il confia que lui, ce serait plutôt Alfred de Vigny. Allez, puisque tu l’as tant voulu, entre ici Alfred de Vigny XVIII !
Source : http://passouline.blog.lemonde.fr